Une troisième fois, Fabien Giraud et Raphaël Siboni, sont au Casino Luxembourg pour mener à bonne fin leur série The Unmanned, commencée en 2014

Catabase et anabase : vertige, quand tu nous saisis

d'Lëtzebuerger Land du 22.04.2022

Catabase et anabase, des notions qui renvoient aux épopées et aux mythes grecs. J’avoue, elles sont bien savantes, mais l’excuse est là, la première au moins figure jusque dans le titre The Everted Capital (Katabasis) de l’exposition du Casino-Luxembourg. Elle traite de la descente des héros dans le monde souterrain, la seconde, au contraire, est associée à une ascension, qui peut être liée à la religion, à moins que la référence ne se limite au récit de Xénophon lors de l’expédition de Cyrus le jeune, mais il fallait toujours monter, en l’occurrence dans l’intérieur montagneux d’un pays. On voit, deux fois des entreprises, des aventures hasardeuses, nées de beaucoup d’ambition, exigeantes, ô combien de courage et de persévérance.

Fabien Giraud et Raphaël Siboni ne manquent pas de ces qualités-là, et Kevin Muhlen non plus. C’est la troisième fois que le directeur des lieux les accueille, après 2014 et 2018. Pour une série au très long cours, nommée The Unmanned, sans doute d’après ce que laissaient présager les huit vidéos d’alors. Cela s’appelait A History of Computation, histoire subjective de l’informatique, avec cette particularité d’un récit à rebours, partant d’un avenir plus ou moins proche, en 2045, pour remonter à un passé plus lointain, en 1542. De quoi donner le vertige, suscité par l’abrupt saisie des hauteurs, et qui naîtrait là en plus du tourbillonnement du temps, de son retournement.

C’est exactement, The Everted Capital, le procédé mis en œuvre aujourd’hui encore. Les deux artistes nous disent être partis d’une idée du cinéaste Eisenstein, qui n’a jamais été réalisée, pour de bonnes raisons, de filmer l’opus magnum de Karl Marx. Eux emboîtent le pas, avec trois films-performances, introduits par un prologue. Un épilogue suivra qui sera produit dans les espaces du Casino, là encore pris dans toute sa verticalité, percé de haut en bas, et sera intégré à l’exposition au moins de juin.

Il faut commencer par lire le texte de Giraud et Siboni (on a pris l’habitude de pareil mode d’emploi ou de compréhension simplement) sur cette saison 2 de The Unmanned, après la belle enfilade de vidéos de 2018). Toutefois, c’est plus complexe encore, la fiction se construit sur bon nombre de strates, et on ne sera jamais sûr d’en tenir les bons bouts. Le mieux étant alors de se laisser aller au fil des images, de s’abandonner à leur vertige. Très saisissantes séquences par exemple saisies par une caméra thermique dans le prologue. Seulement, les artistes en demandent trop à notre attention, à notre endurance : vingt-quatre heures, pas moins, de durée ; il faut les croire en plus sur parole quand ils nous assurent qu’il s’agit d’éléments ayant servi de monnaie à travers l’histoire de l’homme. Il est vrai, Blanchot, Bataille, Klossowski, voilà des références qui peuvent aider.

Images également prenantes, à mettre avec notre bonne volonté dans le contexte général, du nouveau-né (soi-disant immortel), dans l’épisode 2, ou de Cybèle, magna mater ici assaillie par les flots, où l’on voit dans son déroulement une mise en feu, des flammes qui viennent ravager une structure en bois. Et si nous regardions tous ces moments comme appartenant à une cosmogonie, sa mise à mal, où s’inscrivent les comportements, les conduites des humains avec leurs affects.

Les sculptures, à côté des films l’autre volet de l’exposition, sous le titre The Form of Not, se retrouvent un peu partout. Elles commencent toutefois, à notre arrivée au premier étage, à nous faire croire justement à une salle d’un musée d’ethnographie, avec des lames, mais générées par de l’intelligence artificielle à partir d’une collection anglaise ; ailleurs, des masques issus d’une institution australienne ont servi de modèles pour des sculptures en sel (retour à l’idée de monnaie d’échange). Et le traitement du temps s’avère d’un bout à l’autre absolument vertigineux, l’un des épisodes des films, allant, lui, de 1971 à 4936, où l’on nous assure que « le démantèlement de la Terre est presque terminé » à cette date. Avec l’espoir cependant d’une nouvelle enfant qui naisse.

Et nous voilà en train de nous attarder dans notre parcours dans la plus grande salle du Casino. Résidus, vestiges, promesses, on ne sait trop, pour ce qui s’y trouve éparpillé dans un espace circonscrit, plongé dans l’eau qui tombe par gouttes. Horizontalement, des strates encore, et une chute d’étoffe accentuant fortement la verticalité. On ne peut nier une forte poésie émanant de la pièce, fort dépaysement, vertige du temps et de l’espace, où dès lors il appartient à chacun, suivant ce qu’il apporte lui-même, suivant ce qu’il a retenu des étapes précédentes, de se glisser, d’entrer dans la fiction, la narration de Giraud & Siboni, il y a de quoi en plus de faire travailler sa propre imagination.

Lucien Kayser
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