Hitec, la PME à l’origine du projet polémique de satellite d’observation de l’État, en proie à des déboires judiciaires

Dans l’œil du cyclone

Yves Elsen, dans les locaux de sa société Hitec, à Mamer
Photo: Misch Pautsch
d'Lëtzebuerger Land du 28.08.2020

Animosité « Yves Elsen ? Je ne veux pas le voir », s’énerve le ministre de la Défense François Bausch dans son bureau au Héichhaus en juillet. Au cours d’un entretien avec le Land, l’écologiste réagit de manière épidermique quand il est question de la gestion, qu’il juge mauvaise, du programme Luxeosys. Le projet de satellite étatique d’observation terrestre a été législativement et financièrement mis sur orbite par son prédécesseur à la Défense, Etienne Schneider (LSAP) en août 2018, avant les élections législatives qui ont conduit au remaniement ministériel. Ces dernières semaines, François Bausch attaque pour mieux légitimer l’augmentation de budget (quelque 80 pour cent, de 170 à 309 millions d’euros) nécessaire, à l’en croire, au lancement d’un programme qu’il juge au fond pertinent et qu’il pousse à la Chambre au sein des commissions concernées (notamment celle de l’exécution budgétaire). Le patron d’Hitec, entreprise d’ingénierie industrielle, apparaît là comme victime collatérale d’une instrumentalisation politique de ce clientélisme (le terme convenu est pragmatisme) qui prévaut souvent dans la sphère décisionnaire lors de la soumission de marchés publics, notamment pour ce qui concerne le spatial (Land, 17.07.2020). Mais peut-être pas seulement…

Yves Elsen a en effet proposé en septembre 2016 au ministre Schneider, de l’Économie et de la Défense, de financer un projet de lancement d’un satellite d’observation de la Terre pour répondre aux engagements budgétaires vis-à-vis de l’Otan, nous confirme ce mercredi l’administrateur délégué d’Hitec en les locaux de l’entreprise à Mamer. Le ton aimable et selon un argumentaire bien rodé, le dirigeant de 62 ans explique volontiers que sa société, qui opère dans le montage d’antennes de communication avec les satellites (dit segment sol) depuis 1999, a bien soumis le concept élaboré par la filiale italienne du groupe allemand OHB avec lequel Hitec collabore régulièrement. OHB-I conçoit, lance et assure le satellite (décollage prévu en 2022 en vertu d’un contrat à 168,2 millions d’euros signé en septembre 2018). Hitec montera les antennes au sol. Le projet initial les envisageait à Diekirch. Elles seront finalement installées à Redu (Belgique), sur le centre ardennais de l’Agence spatiale européenne (Esa selon son sigle anglais) où l’opérateur de satellites SES (capitalisé à trente pour cent, directement et indirectement, par l’État) dispose d’antennes, depuis 2007 déjà. Depuis le Luxembourg belge et via Redu Space Services, SES dirige un certain nombre de satellites. Elle y a aussi établi sa station de secours pour les télécommunications averc les satellites : des ressources requises dans le nouveau projet de loi. Les procédures d’attribution seront lancées une fois le texte voté, nous informe cette semaine le cabinet du ministre. SES devrait naturellement se positionner pour gérer les satellites, d’autant plus que LuxGovSat, initiallement pressentie, laisse la priorité à sa maison mère.

Selon nos informations, Hitec devrait prendre un billet substantiel dans l’opération Luxeosys : autour de cinq millions euros. Pas bien épais au regard du budget global, 309 millions d’euros selon la nouvelle mouture, mais respectable au vu du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise, lequel s’établit autour d’une dizaine de millions d’euros. Conformément aux vœux de l’ancien ministre socialiste, comme il l’a expliqué à la Chambre, les engagements internationaux doivent également profiter au tissu économique local, qu’il s’agisse d’acteurs nationaux déjà établis, tels que SES ou Hitec, ou de groupes internationaux qui s’installent au Grand-Duché pour bénéficier des financements de l’agence spatiale européenne (Esa)... dont les retombées économiques interviennent de manière indirect via l’emploi ou l’impôt. Le concepteur de satellites OHB a ainsi ouvert dès 2004, année de l’adhésion du Grand-Duché à l’Esa, une filiale à Betzdorf, où siège SES pour jouir des crédits alloués par l’organisation à ses 22 pays membres. Les sous de l’agence (qui dispose d’un budget record de 14,4 milliards d’euros pour la période 2020-2024) sont versés sur le principe du retour géographique, à savoir que les contrats sont attribués à l’industrie pour la réalisation d’activités spatiales dans la proportion du montant de la contribution versée par l’État de domicile de l’entreprise. Plus récemment, à savoir le 26 juin, Thales Alenia Space a installé une entité au Grand-Duché. L’objectif de l’Esa est de soutenir le programme spatial européen et de « promouvoir les industries européennes » dans une logique de partenariat public-privé… une logique bien comprise par la direction d’Hitec. 

Genèse Hitec a été créée en 1986 par Pierre Hirtt, Marco Trauffler et Nicolas Comes. Les trois entrepreneurs ont opportunément prêté les initiales de leurs patronymes à la société pour lui donner un visage moderne. « Beaucoup ignorent l’origine du nom et prononcent aujourd’hui high tech », précise Yves Elsen, manifestement satisfait. À l’instar de la multinationale Apple, Hitec est née dans un garage. Pas à Los Altos (Californie) comme l’entreprise de Steve Jobs, mais à Junglinster. Pierre Hirtt et Marco Trauffler exerçaient alors chez Goodyear. Nicolas Comes gérait la carrosserie familiale à
Niederanven. La startup industrielle a bâti sa réussite des premières années sur la conception d’appareils de mesure de la robustesse du noir de carbone, matériau utilisé dans le caoutchouc et les pneus. C’est ainsi qu’Hitec gagne la confiance de Michelin et bien sûr de Goodyear, présente dans le nord du Luxembourg depuis 1949. Le Pellet Hardness Tester remporte le prix de l’innovation de la Fedil en 1995. L’année suivante, Hitec décroche le marché du contrôle du trafic sur les autoroutes nationales, Cita. L’activité d’antennes satellites s’ajoute trois ans plus tard. Yves Elsen rejoint le navire en 2003 pour développer le marché. Le spatial pèse entre quinze et trente pour cent du chiffre d’affaires aujourd’hui, explique l’intéressé. Le ratio n’est pas si facile à établir, poursuit-il, car l’activité subit une volatilité liée à l’obtention de contrats aux montants relativement élevés, mais aux versements assez chaotiques. Hitec mise sur sa taille restreinte et son agileté : une cinquantaine de salariés, beaucoup d’ingénieurs et des profils assez polyvalents, à même d’adapter l’offre, à laquelle il faut ajouter la gestion de projet, à la demande. L’entreprise revendique une centaine de clients publics et privés, mais l’État fait figure de partenaire privilégié.

Hitec n’est pas connue du grand public. Tout juste en apercevait-on l’ancien logo au sommet des façades sur la place Pierre et Paul à Hollerich, dans le creux de la route d’Esch... jusqu’au déménagement en 2019 dans une zone recluse de Mamer. S’il répond volontiers aux sollicitations des journalistes, Yves Elsen ne court pas après les interviews. Il n’en demeure pas moins notable parmi les notables. Le patron d’Hitec occupe depuis 2016 la présidence de l’Université, celle du conseil de gouvernance plus précisément. Avant cela, il a présidé pendant six ans le Fonds national de la Recherche. Depuis 2005, il préside le lobby des entreprises luxembourgeoises de l’aéronautique et de l’espace (GLAE, sous l’égide de la Fedil). L’ingénieur formé à l’ETH Zürich (Suisse) s’est aguerri aux affaires à l’Insead (France). Il a fait fructifier ses compétences comme cadre dans l’ingénierie industrielle, notamment dans le développement marketing, chez Imperial Chemical Industries (Royaume-Uni) à Bruxelles puis à Betzdorf chez SES, pendant quinze années… avant de rejoindre Hitec donc. Il a siégé depuis, entre autres, au conseil de surveillance de Villeroy & Boch à Mettlach, aux côtés de celui qui est devenu en 2015 gouverneur de la banque de France, François Villeroy de Galhau. Yves Elsen a en outre présidé nombre d’associations locales comme celle des ingénieurs (2010-2015), l’Ali, ou les Jonk Entrepreneuren (2008-2013).

Local PEP Ses multiples engagements le conduisent à fréquenter ceux qui comptent : le personnel politique. Il réfute un tropisme chrétien-social potentiellement lié à l’engagement de son épouse, Joëlle Letsch, auprès du CSV, matérialisé par une candidature aux municipales à Mamer (la commune de résidence du ménage) en 2011. D’aucuns insistent toutefois sur sa proximité avec Claude Wiseler (ministre des Infrastructures de 2009 à 2013) ou encore François Biltgen (ministre de la Recherche de 2004 à 2013). Ce mercredi au cours de notre conversation, Yves Elsen rappelle spontanément les rôles précurseurs de Jean-Louis Schiltz (ministre des Communications et de la Défense entre 2004 et 2009), de Jean-Marie Halsdorf (ministre de la Défense de 2009 à 2013) et même de Luc Frieden (ministre de la Défense de 2004 à 2006), tous encartés au CSV, dans le spatial… bien avant le socialiste Étienne Schneider qui lui a apporté la masse des financements. (Sa nomination à la tête de l’Université est elle intervenue avec un ministre de tutelle, Claude Meisch, libéral.) Les chemins courts ont ainsi permis à Hitec d’accéder à de prestigieux marchés, souvent aux côtés de SES. Citons deux antennes pour Galileo (le toussotant « GPS européen ») ou encore emergency.lu, des solutions de communications à déployer sur les sites de crise humanitaire pour faciliter l’aide. Le dossier Luxeosys et sa politisation s’apparentent au grain de sable perturbant la mécanique bien huilée d’Hitec. Non seulement le ministre Bausch entend institutionnaliser les soumissions de marchés publics dans le domaine de la Défense (où la réglementation permettait de passer outre la procédure), mais le dossier Luxeosys devient aussi une ligne de fracture au sein de l’opposition, où les proches d’Yves Elsen s’opposeraient à ceux qui se méfient de l’instrumentalisation politique de François Bausch. Mais ce n’est pas tout.

La direction d’Hitec prône une gestion en bon père de famille. Il flotte dans les couloirs et les ateliers de l’entreprise un parfum d’artisanat. On y met en avant la camaraderie des pères fondateurs, qui apparaissent parés de binocles aux verres épais sur une photo prise dans les années 80. Les bénéfices oscillent entre 100 000 et 200 000 euros selon les rapports des dix dernières années. Mais un trou d’un million d’euros publié en 2016 dans les comptes rectificatifs de 2014 alerte. Informations prises auprès de différentes sources, il est le stigmate de pratiques « à l’ancienne » qui remontent au début des années 2000. Le déficit tient à un redressement fiscal demandé en 2013. Il a pour origine l’utilisation abusive de la carte bleue de l’entreprise par l’un des anciens administrateurs de la société, ce dans des proportions industrielles. Les montants dépassent le million d’euros. Des revenus auraient aussi été cachés au fisc. Ces faits sont susceptibles de constituer un abus de bien social. L’ACD a sollicité le parquet à ce sujet. Celui-ci répond mercredi que le dossier est entre ses mains « pour conclusions avant une éventuelle clôture de l’instruction ». Cinq personnes ont été inculpées (en 2019 selon nos informations), nous dit la communication de l’instance sans toutefois donner les noms. Interrogé au sujet de l’enquête mercredi (avant que le parquet n’informe le Land des inculpations), Yves Elsen met en avant sa responsabilité sociétale en tant que patron et considère que les problèmes susceptibles de menacer la pérennité d’Hitec ont été partiellement résolus via les modifications actionnariales de ces dernières années. Lui et Philippe Osch (38 ans, revenu en 2015 dans l’entreprise) sont devenus (avec la société elle-même) les seuls actionnaires d’Hitec. Interrogé ce jeudi sur son éventuelle inculpation se retranche derrière le respect de l’instruction en cours et se mure dans le silence.

Pierre Sorlut
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