Algorithmes et travail social

Humaniser la digitalisation

d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2020

Dans son avis Travail social et intelligence artificielle de juin 2019, la Commission éthique et déontologie du Haut Conseil français du travail social (HCTS) présente une analyse pertinente des enjeux de l’utilisation de progiciels dans le travail avec des personnes bénéficiaires des services publics sociaux (hôpitaux, soins à domicile, services publics pour l’emploi, ...).

Dans les quelques lignes qui suivent, j’essaie de traduire les idées maîtresses de cet avis sur le terrain luxembourgeois, plus spécifiquement sur les droits de la personne concernée et sur le travail social.

Reconnaître la plus-value de la digitalisation à sa juste valeur

Ayant fait son entrée massive dans les bureaux du Grand-Duché fin des années 1980, le PC a changé et souvent facilité mainte pratique dans le travail de bureau. La transmission à distance des fichiers et dossiers devenait coutume quelques années plus tard avec l’émergence du réseau internet.

Facilitant une organisation bureautique ordonnée et structurée, les technologies de l’information et de la communication (TIC) proposent aujourd’hui soit le recours à des logiciels standards monopolistiques, soit à des logiciels développés sur mesure. Dans la foulée, des logiciels « made in Luxembourg » ont été développés pour l’écosystème luxembourgeois par des programmeurs, cette profession proliférante, à la fois géniteur et descendant des TIC.

Proposant des (débuts de) solutions dans le domaine de la santé et des soins, les TIC peuvent donner une nouvelle impulsion à la robotique et aux recherches médicales. Des applications de gestion du bien-être individuel et de télé-médecine, parfois encore au stade de gadget « nice to have » aujourd’hui, vont prendre une importance certaine dans la « silver economy », en permettant l’autonomie de vie et le maintien à domicile.

Dans sa brochure Intelligence artificielle – Une vision stratégique pour le Luxembourg, le gouvernement luxembourgeois dessine le périmètre des réformes et projets visés. Parmi les priorités, le domaine de l’e-santé figure aussi.

KYC – Know Your Customer dans le travail social

Qui l’eût cru ? Lorsqu’il jeta les bases du travail social centré sur la personne dans l’après-guerre, Carl Rogers1 n’imaginait pas que son argumentation pour appeler le bénéficiaire du travail social « le client, la cliente » gagnera en actualité 70 ans plus tard, et ce dans le contexte de la digitalisation et de la protection des données.

Carl Rogers avait introduit le mot « client » dans le travail social ou thérapeutique pour souligner le rôle actif de la personne bénéficiaire : l’individu seul « sait » ce qui convient le mieux à ses besoins et aspirations. C’est donc à la personne de mener la démarche (thérapeutique). Le travailleur social ne peut en aucun cas se substituer à elle. Le travailleur social n’impose rien, mais accompagne la personne dans son travail d’évolution et de changement. Le défi posé au travail social est d’être présent ou d’agir de telle manière que la personne passe à l’acte. Derrière une attitude qui semble non-interventionniste, il y a une attitude idéologiquement neutre, mais qui est la seule capable à motiver la personne à évoluer. Une relation de confiance est nécessaire entre les deux, une relation professionnelle d’empathie et de distance.

Le mot « client » n’est pas utilisé par Rogers et ses adeptes dans un esprit commercial et financier. Rogers vise le côté « relationnel », non pécuniaire, entre l’offreur et le demandeur de service. Ce qu’il veut exprimer, c’est ceci : du moment que la personne (le citoyen, la citoyenne) s’adresse à un service public, il est en droit de demander un service de qualité, prenant en compte ses besoins bien spécifiques. Le jugement est remplacé par la neutralité bienveillante.2

Depuis quelques années, dans son contact avec les institutions, la personne ayant recours à des services sociaux ou des services de santé et de soins est appelée de plus en plus souvent à répondre à des questionnaires, à livrer son « profil ». Appliqué dans d’autres pays depuis plus longtemps déjà (Angleterre, France par exemple), le recours aux questionnaires standardisés a fait son entrée également au Luxembourg. Fût-ce lorsqu’elle fait appel aux prestations de l’assurance-dépendance, lorsqu’elle est demandeuse d’emploi ou chômeur indemnisé, la personne livre des données privées et sensibles. De même quand, lors d’une période difficile dans sa vie, elle demandera le bénéfice du Revenu d’inclusion sociale (Revis, anciennement RMG). Après avoir introduit une demande pour le Revis auprès du Fonds national de solidarité, la personne doit se soumettre à un questionnaire auprès de l’Adem, le service public pour l’emploi luxembourgeois. Suivant les réponses introduites dans le questionnaire, la personne est orientée sur le marché de l’emploi ou vers des structures sociales travaillant dans le domaine de l’inclusion socio-professionnelle.

Standard versus profil individuel

Le HCTS rappelle « que les personnes accompagnées doivent pouvoir participer pleinement et en toute connaissance de cause à ce qui les concerne, ou ne pas le faire si elles ne l’acceptent pas, sans subir de rétorsion. Il affirme que les travailleurs sociaux ont une fonction spécifique de soutien à leur apporter et de co-construction de projets à réaliser en alliance avec elles ».3

Est-ce que ceci est toujours le cas au Luxembourg ? Ou est-ce que le risque à remplacer l’expertise sociale par l’évaluation digitale est devenu un danger réel ? Est-ce que le recours aux questionnaires et logiciels a remplacé les besoins sociaux réels en les transformant en besoins éligibles ? Ce qui voudrait dire que seul l’individu qui correspond au profil-type affirmé par le logiciel a droit à une prestation, et que la personne qui n’y correspond pas n’y a pas droit et le cas échéant doit former recours.

Analyse d’impact et droits de la personne

Au Luxembourg, la loi du 1er décembre 1978 et son règlement d’exécution du 8 juin 1979 sur la Procédure administrative non contentieuse (PANC) posent les procédures à suivre par les administrations relevant de l’État et des communes. Ainsi, les règles mises en place dans le contact entre l’État, ses administrations et la personne doivent aménager dans la mesure la plus large possible la participation de la personne à la prise de décision la concernant. Ceci implique que la personne doit être entendue.

Mais qui l’entendra, lorsqu’un questionnaire digital remplace l’employé ? Heureusement, nous n’en sommes pas là, mais le danger est réel. Des considérations technocratiques et administratives sont formulées par d’aucuns pour remplacer petit à petit l’accompagnement par un travailleur social ou autre expert par un questionnaire ou une évaluation digitale. Le questionnaire serait objectif, scientifique et ferait gagner du temps. Telles sont des affirmations qui ne sont étayées par aucune démonstration scientifique.

La personne doit pouvoir comprendre l’impact sur sa situation personnelle d’une décision administrative. Suivant le règlement grand-ducal du 8 juin 1979, « (...) l’autorité qui propose de révoquer ou de modifier d’office pour l’avenir une décision ayant créé ou reconnu des droits à une partie, ou qui se propose de prendre une décision en dehors d’une initiative de la partie concernée, doit informer de son intention la partie concernée en lui communiquant les éléments de fait et de droit qui l’amènent à agir (...). Un délai d’au moins huit jours doit être accordé à la partie concernée pour présenter ses observations. »

Le RGPD (Règlement général sur la protection des données), qui a désormais valeur légale au Luxembourg, prévoit dans son article 35 la conduite d’une analyse d’impact lorsqu’un traitement de données personnelles est susceptible d’engendrer un risque élevé pour les droits et libertés des personnes concernées. L’étude d’impact est une obligation. Comme suite logique de cette obligation, la personne doit être informée (dans un langage qu’elle comprend et une attitude de confiance) des implications possibles de ses réponses à un questionnaire. C’est ce qu’on appelle « free, prior and informed consent ». En cas de doute, la personne peut refuser de répondre et ceci ne devrait pas avoir de conséquences négatives sur la suite du traitement de sa demande.

PANC et RGPD combinés sollicitent de la part des acteurs de la politique sociale des procédures transparentes, claires. En général, et par déduction également dans les outils digitaux utilisés dans la pratique quotidienne. Ceci est un grand défi pour les acteurs de la politique sociale.

La digitalisation des procédures, si elle est menée avec une méthodologie systémique, peut aider à mettre en place les instruments nécessaires.

Il s’agira de

– définir des objectifs clairs de la procédure ainsi que de délimiter le périmètre des données à saisir et traiter pour réaliser ces objectifs ;
– faire une analyse d’impact des procédures sur la situation de la personne ;
– développer un langage « simple » dans la communication avec la personne pendant toute la procédure ;
– assurer la participation active de la personne avant, pendant et après le traitement de sa demande ;
– s’entourer de collaboratrices et collaborateurs disposant des expertises nécessaires dans les domaines social, de santé, informatique et juridique.

Et le travail social ?

Donner ou restituer au travail social toute son importance permettra de renforcer la prise en compte des besoins individuels des personnes. Reconnaître au travail social son rôle fondamental dans le diagnostic des besoins de la personne et assurer l’accompagnement individualisé de la personne dans la construction de son projet personnel est la base sur laquelle la présence de la digitalisation peut avoir lieu.

Le digital traduira en digital ce qui est utile, nécessaire et accepté. Dans le respect de la personne humaine. Et dans la reconnaissance du fait que l’algorithme n’est qu’un algorithme. C’est-à-dire une « suite finie et non ambigüe d’instructions permettant d’aboutir à un résultat à partir de données fournies en entrée »4 ou « ensemble de règles et d’instructions qui permettent de réaliser une séquence d’opérations pour résoudre un problème. Il peut être traduit en programme exécutable par un ordinateur »5.

L’humain, dans sa complexité et sa projection dans le futur, est unique et non-prédictible. Accepter et promouvoir l’originalité de chaque personne humaine est un acte politique. L’intégration d’objectifs à visée d’inclusion sociale avec des critères clairement spécifiés permettra d’« humaniser » la digitalisation.

L’assistant/e social/e est parfois définie comme « généraliste de la personne humaine ». Disposant de savoirs dans les domaines médical, juridique, psychologique, il/elle aura développé dans sa formation une attitude d’empathie telle que décrite ci-dessus et aura recours à des méthodes spécifiques du travail social (notamment l’entretien non-directif) pour accompagner le client dans ses projets de vie. Il ou elle accepte et utilise l’outil digital dans sa pratique quotidienne. Mais devra prendre position pour le client lorsque les droits de la personne ne seront pas respectés.

Ginette Jones est assistante sociale et travaille en bénévolat.

1 Né en 1903 et décédé en 1983, Carl Rogers, psychologue humaniste américain, axe son travail sur un accompagnement de la personne dans une attitude de bienveillance, de neutralité, d‘empathie. Il est convaincu de la capacité de la personne à évoluer dans un environnement qui offre à celle-ci les conditions soutenant le changement.

2 Il n‘y a des situations extrêmes qui demandent malgré tout une intervention (certaines maladies graves notamment). Le travailleur social est formé pour reconnaître ces situations.

3 Rapport, page 19.

4 CNIL, « Comment permettre à l‘Homme de garder la main ? Les enjeux des algorithmes et de l‘intelligence artificielle », Synthèse du débat public, décembre 2017, page 5.

5 Rodney Brooks, MIT Technology Review, décembre 2017.

Ginette Jones
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