Mostra de Venise 2025

Quand le cinéma explore la fragilité de l’identité

Father Mother Sister Brother, avec Vicky Krieps remporte le Lion d’Or
Photo: Yorick Le Saux
d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

Marc Trappendreher : Cette année, la Mostra de Venise s’impose comme un miroir de nos angoisses collectives, allant jusqu’à la fiction de l’annihilation totale. Plusieurs films en compétition interrogent la même question brûlante : Que reste-t-il de nous lorsque notre identité vacille, menacée par l’exclusion, par l’oubli ou la perte de reconnaissance sociale ? Avec Orphan, László Nemes revient sur l’histoire hongroise à travers le regard d’un enfant pris dans un conflit familial. Le drame intime devient une allégorie des tensions post-1956, où la figure du père autoritaire incarne l’emprise soviétique. Yorgos Lanthimos, pour sa part, reprend la trame d’une comédie coréenne culte dans Bugonia et transforme l’enlèvement grotesque d’une dirigeante pharmaceutique en une fable noire sur la paranoïa, la croyance aux complots et la difficulté à discerner le réel de la fiction dans un monde saturé de crises. À première vue, Jay Kelly de Noah Baumbach déploie le glamour hollywoodien. George Clooney y incarne un acteur vieillissant, confronté à la mort d’un collègue et au retour d’un ancien rival. Derrière son charme, il cache une profonde vulnérabilité : la peur d’être oublié. Mais plutôt que d’assumer le vieillissement, le film s’abandonne souvent à l’autocélébration.

Guillermo del Toro, lui, revisite Frankenstein non pas comme un récit d’horreur, mais comme une tragédie intime. Son monstre est un être déchiré entre désir de reconnaissance et rejet. Le film se concentre sur la souffrance d’une créature marginalisée, miroir de nos propres exclusions. Comme dans The Shape of Water ou Nightmare Alley, del Toro enveloppe ses « monstres » de tendresse. L’identité, ici, est fragile parce qu’elle dépend du regard des autres – un regard souvent cruel.

Avec No Other Choice, Park Chan-Wook transpose cette question dans le monde impitoyable du travail. Un père de famille, licencié, se voit réduit à sa seule valeur économique. La recherche d’emploi devient une compétition mortelle où les candidats se transforment en ennemis et où la survie écrase toute morale. Dans une mise en scène oscillant entre le suspense du thriller et l’humour de la satire noire, Park montre comment le capitalisme broie les identités. Cependant, malgré leur qualité, tous ces films sont finalement repartis les mains vides. À leur place, ce sont l’urgence politique et la poésie du silence qui ont triomphé.

Maria Sole Colombo : À la surprise générale, le jury présidé par Alexander Payne a décerné le Lion d’or à Father Mother Sister Brother de Jim Jarmusch. Un drame intimiste et délicat, qui s’impose comme une œuvre « mineure » dans la filmographie du cinéaste américain, en dépit d’un casting de premier ordre : Adam Driver, Tom Waits, Cate Blanchett, Vicky Krieps et Charlotte Rampling, une parade de stars contemporaines, chéries du nouveau cinéma d’auteur américain. Habité par une grâce et une douceur étonnantes, le récit se déploie en trois épisodes d’intensité émotionnelle croissante, liés entre eux par des fils thématiques invisibles : le mur de l’incommunicabilité, l’échec de la famille en tant que cellule fondamentale de la société, la maladie de l’inaffectivité qui semble frapper des individus de tous âges et de toutes origines géographiques. La mise en scène de Jarmusch est simple, épurée, presque modeste. Father Mother Sister Brother, fondé sur le dialogue et entièrement tourné en intérieur, peut, à première vue, apparaître comme une œuvre « peu cinématographique ». La grandeur de Jarmusch se révèle toutefois dans la maîtrise de la direction d’acteurs, dans les éclairs d’humour acide qui ponctuent le récit, ou dans certaines décisions de mise en scène aussi sobres que raffinées. Dans cette récompense aussi inattendue, il n’est pas difficile de lire un hommage à l’ensemble de la carrière de Jarmusch, qui, bien que salué depuis des décennies par la critique, n’avait jamais reçu de distinction d’une telle envergure.

À la veille de la cérémonie de remise des prix, tous les pronostics penchaient en faveur de The Voice of Hind Rajab de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, qui s’est finalement vu attribuer le Lion d’argent, Grand Prix du Jury. Qu’on l’apprécie ou non, cette œuvre s’impose comme LE film de cette Mostra de Venise, suscitant le débat critique le plus virulent et concentrant la plus vive attention médiatique en raison de l’urgence politique absolue qui émane de ce récit. Il s’agit de l’histoire vraie de Hind Rajab, fillette palestinienne de cinq ans, tuée par l’armée israélienne en janvier 2024, en dépit des tentatives de sauvetage du Croissant-Rouge. Mêlant documentaire et fiction (et faisant preuve d’une aisance remarquable dans le traitement d’un document historique d’une violence aussi insoutenable), Ben Hania intègre les enregistrements véritables de la voix de Hind Rajab dans une reconstitution hyperémotive, où des acteurs professionnels incarnent les opérateurs du Croissant-Rouge. Au-delà de son message de dénonciation, le film soulève des questions capitales, qui contraignent le spectateur à s’interroger sur la morale du regard, les limites de la représentabilité, les frontières de plus en plus floues entre réalité et mise en scène. Aux accusations de recourir à une forme perverse et manipulatrice de pornographie de la douleur, le film peut opposer les raisons de la mobilisation politique et de la puissance de la vérité : une image réelle peut-elle être obscène ? Est-il encore sensé, alors que les réseaux sociaux sont saturés d’images de mort, que le cinéma se fixe des tabous ?

M.T. : Parallèlement à la compétition officielle pour les prestigieux Lions, le Prix Fiprisci de la critique internationale a été décerné à Silent Friend, la contribution allemande de la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi, déjà lauréate de l’Ours d’or à Berlin en 2017 pour On Body and Soul. Dans cette nouvelle œuvre, elle déploie un récit qui traverse trois époques – 1908, 1972 et 2020 – toutes liées par la présence immuable d’un vieux ginkgo, témoin silencieux de l’expérience humaine. Elle explore la relation entre l’homme et la nature à travers des images poétiques et surréelles.

M. S. C. : Dans Silent Friend, l’idée et la réalisation ne parviennent pas à s’accorder complètement. La structure formelle du film est excessive, téméraire, parfois chaotique, avec l’alternance de différents formats. Dans son imperfection même, le dernier opus d’Ildikó Enyedi s’impose pourtant comme une œuvre audacieuse et courageuse, portée par une ambition peut-être irréalisable : comment représenter l’invisible ? À travers les histoires parallèles de trois botanistes, le film explore la tension humaine qui nous pousse à chercher le contact avec des formes de vie éloignées et apparemment « silencieuses », comme les plantes : ce désir à la fois désespéré et merveilleux de communiquer avec l’altérité, pour entrer en communion avec le monde.

Marc Trappendreher, Maria Sole Colombo
© 2025 d’Lëtzebuerger Land