Arts multimédia

Empreintes

L’installation vidéo de Suzan Noesen au Cercle-Cité
Photo: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land du 22.02.2019

En regardant par deux ronds de la vitrine (les bien nommés « oculi » en latin), le passant de la rue du Curé, verra l’image fixe d’une vieille maison paysanne et un paysage de jardin qui tourne autour d’une jeune fille rêveuse en robe blanche. C’est projeté sur une toile claire, suspendue, comme un drap qui flotte au vent. Tout autre chose capte la rétine du spectateur, s’il franchit le seuil du Ratskeller : au fond de la grande salle, deux grands écrans toute hauteur, noirs, sont comme irradiés par l’explosion de paysages en milliers de pixels scintillants. 

Faut-il chercher les différences ou les convergences entre le travail de la jeune plasticienne luxembourgeoise Suzan Noesen, 34 ans, et le photographe-vidéaste français Thibault Brunet ? Ce serait réducteur pour la première, intimiste et alter quand l’autre est hyper-conceptuel et geek. On donnera néanmoins deux mots-clés communs, qui sont, la lecture de l’espace et du temps. En tout cas une chose est sûre : Anouk Wies, qui est la commissaire de l’exposition Points of view, propose une exposition d’art vidéo ambitieuse dans un lieu plutôt grand public, le Cercle Cité, dans le cadre du Luxembourg City Film Festival.

D’une manière générale, Libera Pagina ! de Suzan Noesen est plus facile d’accès, même si beaucoup découvriront sans doute avec étonnement une ruralité luxembourgeoise qu’ils croyaient révolue. Et pourtant : Suzan Noesen, y habite avec sa grand-mère (87 ans) et a filmé leur quotidien. Le vécu de la vieille dame, qui a passé sa vie à la ferme, est évidemment fort éloigné de « la vie d’artiste », comme elle qualifie elle-même celle de sa petite-fille. Elle, qui a vécu au fil des heures des tâches du labeur à la ferme, s’étonne de la vie apparemment sans horaires et libre de sa petite-fille. Qui tous les matins, en effet, ne sort pas sa voiture à sept heures pour aller travailler dans un bureau…

Partant de cet écart, et vivant néanmoins un quotidien partagé avec la vieille dame, Suzan Noesen a l’idée formidable, de montrer dans Libera Pagina !, leurs gestes différents et communs dans une projection côte à côte : la vieille dame ouvre ses rideaux, la jeune artiste déroule une toile, les mains de la grand-mère épluchent une pomme de terre, la main de sa petite-fille manie la souris de l’ordinateur, etc. Mais, l’artiste peint et la grand-mère aussi, l’artiste emballe son tableau et la grand-mère le sien. Qu’a-t-elle représenté dans ce qui est peut-être son unique dessin ? La maison dans laquelle elle a passé toute sa vie, que l’on voit sur la projection dans la vitrine et Suzan Noesen, qui dans la vidéo, range la robe de la jeune fille rêveuse...

La réalité à fleur de peaux (tissu, toile, peau de la main, épluchures des pommes de terre, façade de la maison et peintures de Suzan Noesen), rejoint la fiction cinématographique. Son court-métrage Livre d’heures, fiction sur la cohabitation de l’artiste et de sa grand-mère, sera projeté en première nationale au Luxembourg City Film Festival le 8 mars à 18 heures au Ciné Utopia et diffusé dans la Blackbox au Casino-Luxembourg – Forum d’art contemporain du 20 mars au 30 avril de cette année.

Dans Soleil Noir de Thibault Brunet, photographe de 37 ans, c’est le réel qui est au service de la fiction. Thibault Brunet qui a commencé par promener son moi virtuel dans la ville fictive d’un jeu vidéo, est fasciné par les frontières entre le continent et l’océan. Il a participé à la mission photographique France(s) territoire liquide sur le nouveau paysage français présenté au Tri Postal à Lille et l’année dernière à la Bibliothèque nationale à Paris. Ici, au Cercle Cité, il parcourt les paysages du littoral du Nord de la France mais aussi de la frontière luxembourgeoise le long de la Moselle, avec un scanner 3D qui enregistre à 360°.

Partant de « l’œil laser» de la caméra, un rond noir, que l’on aperçoit dans la projection (d’où le titre Soleil Noir), Thibault Brunet peut restituer des travelings aussi bien horizontaux que verticaux. On a par exemple l’impression de sortir des couches géologiques de la terre pour retrouver un sentier de la forêt luxembourgeoise et monter jusqu’à la cime des arbres. Mais il y a aussi des maisons en bord de mer sans horizon : le scanner n’a pas enregistré les surfaces planes de l’Atlantique et l’eau de la Moselle. Quelque chose échappe alors dans le noir, même si Thibault Brunet a cherché à circonscrire le territoire. On pourra continuer à explorer son travail avec le loop qui sera visible du 1er mars au 30 juin dans le cadre du festival Multiplica – Une exploration des arts numériques aux Rotondes.

L’exposition Points of view de Suzan Noesen et Thibault Brunet, au Cercle Cité, dure encore jusqu’au 17 mars ; entrée rue du Curé ;
ouvert tous les jours de 11 à 19 heures ;
www.cerclecite.lu.

Marianne Brausch
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