Avant même de pénétrer dans l’exposition dédiée à l’art brut qui se tient au Grand Palais, il convient de rappeler que Jean Dubuffet, s’opposant à un monde culturel jugé asphyxiant, est à la fois l’inventeur de l’art brut comme catégorie d’art et le premier à constituer une collection d’objets sous ce signe. Collection qui, après moult déménagements de part et d’autre de l’Atlantique, a finalement trouvé refuge à Lausanne, où elle repose depuis 1971 au château de Beaulieu.
L’exposition parisienne présente toute collection d’art brut comme une opération de sauvetage et insiste sur le rôle décisif qu’ont joué ses intermédiaires, issus de l’art ou du champ médical ; infirmières, médecins, amateurs, marchands... Elle dévoile les objets du cinéaste Bruno Decharme qui a choisi 400 pièces représentatives de sa collection, réparties entre de grands « classiques » de l’art brut, comme Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz ou Henry Darger, et de nombreux artistes contemporains que la manifestation permet de découvrir. Decharme a fondé en 1999 le pôle de recherche abcd (art brut connaissance & diffusion), qui s’intéresse aux relations de l’art brut avec les marges et les formes de dissidences au sein de nos sociétés. Le parcours débute avec des œuvres supposées réparatrices ou salvatrices, et dont les auteurs en seraient les élus, détenteurs d’une mission aussi mystérieuse que mégalomaniaque. Ainsi de l’Espagnol Anselme Boix-Vive (1899-1969), qui imagine un « Plan mondial pour la paix » qu’il adresse aux grands de ce monde, du pape à Charles De Gaulle en passant par John F. Kennedy, tout comme les temples peints par Joseph Crépin (1875-1948) dans un style orientalisant sont dotés d’une fonction pacificatrice. On rencontre le peintre tchèque Zdenek Kosek (1949-2015) qui, à la suite d’une crise survenue à la fin des années 1980, se met à consigner tout ce qui se passe autour de lui pour éviter que le monde s’effondre. En attestent ses diagrammes et constellations chiffrées, réalisées sur des boites à fromage en vue de conjurer les catastrophes climatiques. De son côté, Emery Blagdon (1907-1986) conçoit une machine géante, composée de 80 tableaux et d’assemblages de forces magnétiques, à laquelle il attribue une fonction thaumaturgique en vue de nous guérir d’un monde fissuré et malade (Healings Machines, 1957). Melvin Way (1954-2024) invente, quant à lui, des formules chimiques censées guérir toute maladie chronique ou prétendre à l’immortalité.
De nombreux créateurs se sont mis en quête de langages alternatifs et dont le sens resterait à déchiffrer. Tel ce superbe alphabet de fleurs, de visages féminins et d’oiseaux que dessine Emmanuel Deriennic (1908-1965), comptable de métier, lorsqu’il est interné à cinquante ans à l’hôpital de Quimper, en proie à des hallucinations. Le dénommé Palanc, pour sa part, invente un système alphabétique qu’il nomme « écriturisme » et évoque, dans le traité Autogéométrie dont il est l’auteur, l’influence secrète de la géométrie sur la vie mentale et affective des individus. Né à Hambourg en 1961, Harold Stoffers dédie à sa mère une œuvre épistolaire qu’il rédige sur de grands rouleaux de papier d’une écriture ondoyante. Originaire de L’Hôpital, en Moselle, Jean Fick est l’un des rares rescapés d’une famine meurtrière qui sévit à l’hôpital de Cadillac, en Gironde. Il a légué un petit carnet au contenu énigmatique, constitué de chiffres et de pages coloriées, avec des références sibyllines à différentes cultures.
L’exposition intègre également des réalisations issues de cultures non-occidentales, alors que Dubuffet s’était limité à l’espace européen pour constituer sa collection. On y découvre ainsi de fabuleuses broderies provenant du Japon, notamment celles de Satoshi Morita qui évoquent les nuages qu’il contemple à longueur de journée. Auteur de sketchs humoristiques, Katsuya Kitano soupire à longueur de journée. Pour tenter de contenir ce trouble, il a acquis mille petits sacs de coton pour y enfermer ses soupirs. À Cuba, Lazaro Antonio Durán fabrique ses propres postes de télévision en carton, qu’il allume d’images relatant les « exploits » de Fidel Castro.
Au Brésil, où l’implantation de la psychanalyse survient dès les années 1920, l’art brut s’étend rapidement. Membre fondateur de la Société brésilienne de psychanalyse, Osõrio Cesar est convaincu que les œuvres d’aliénés sont des œuvres d’art à part entière, et non de simples travaux psychopathologiques. De son côté, la psychiatre Nisa da Silveira fonde en 1952 à Rio de Janeiro le Museu de imagens do inconsciente, un centre qui se charge notamment d’interpréter les travaux de ses patients. Citons l’œuvre d’Arthur Bispo do Rosãrio, figure illustre de l’art brut au Brésil dont l’œuvre a été classée au patrimoine culturel national.
L’héritage de Dubuffet est aussi questionné à travers les productions issues de trois ateliers : la « S » Grand Atelier en Belgique, la Creative Growth Art Center aux États-Unis et la Haus der Künstler en Autriche. Pour certains commentateurs, les œuvres réalisées dans un cadre d’ateliers protégés ne relèvent pas de l’art brut, lequel émerge seulement en toute autonomie et dans des conditions de révolte contre des formes d’enfermement institutionnel. Pour d’autres, la question de la dissidence est d’ordre psychique, et non social. Toujours est-il qu’il y a bien quelques paradoxes à célébrer aujourd’hui l’art brut dans l’écrin doré du Grand Palais, dont le faste contraste avec l’humilité de ces artistes maudits. Un honneur qui témoigne de l’institutionnalisation croissante de l’art brut, de son intégration à un champ culturel extensif, dans un cadre néolibéral où tout s’ingère, se digère, se vend. À moins que l’on préfère y voir une reconnaissance de la part des plus hautes institutions culturelles du pays. Le débat demeure ouvert.