Inauguré en 2007, le musée Tomi Ungerer est le premier musée de France exclusivement voué au dessin d’illustration, du vingtième siècle à aujourd’hui. Installée à Strasbourg, ville où est né l’auteur des Trois brigands mais aussi Gustave Doré, l’institution comprend une collection de 14 000 dessins et 1 500 jouets de l’artiste, auxquels s’ajoutent les quelques 2 000 œuvres sur papier d’autres illustrateurs, comme Françoise Holle, André François, Sempé, Roland Topor, Grégoire Solotareff ou encore William Steig. Dans le cadre de Strasbourg Capitale mondiale du livre Unesco, le musée Ungerer accueille quatre artistes internationaux pour l’exposition Évidence. Dessiner le présent, conçue par la commissaire et conservatrice Anna Sailer.
Comment saisir le temps qui s’écoule en quelques traits et phylactères ? De quelle façon décrire sur la page blanche les conflits, l’effondrement des structures politiques, la violence qui nous assaille ? Étrange titre donné à cette exposition, quand il n’y a, au contraire, rien d’évident à s’attaquer au présent. On serait même tentés de lui tourner le dos, d’éteindre le poste de radio ou notre smartphone pour échapper à la fureur de ce monde. Rien ne semble donc moins évident que de dessiner le présent, cette temporalité inachevée, instable, et dont la signification demeure ouverte. Il faut alors entendre par évidence son sens anglais de preuve, voire de témoignage.
La manifestation strasbourgeoise débute par une immense encre sur soie (A Break, 2022) que l’on doit à Nino Bulling, l’un des artistes invités. Né en 1986 à Berlin, Nino Bulling commence sa carrière avec des reportages illustrés qui abordent courageusement des sujets de nature sociale et politique. L’artiste s’est fait connaître en 2014 avec un premier album, Au pays des lève-tôt, qui documente en Allemagne la vie de réfugiés au sein de centres de détention. Une investigation qu’iel poursuit en 2019 au côté de Anne König dans Bruchlinien. Drei Episoden zum NSU en prenant pour sujet les crimes racistes perpétrés au début des années 2000 par le groupuscule d’extrême-droite. Les travaux retenus pour l’exposition alsacienne s’éloignent toutefois de cette activité journalistique pour s’intéresser davantage à la subjectivité de l’auteur, à l’instar de A Break qui en est au commencement. Que perçoit-on sur cette encre sur soie qui se présente à nous dans les proportions de la peinture d’histoire ? Rien d’autre qu’un moment d’intimité et de recueillement silencieux entre deux êtres visiblement complices, sans doute amoureux, affalés sur un lit. Un repli intérieur qui se présente comme un pied de nez lancé à la face du monde, où prévaut la nécessité de vivre l’instant présent, de se réapproprier sa vie en réaction à la fatigue informationnelle. On y reconnaît en tout cas le trait de l’auteur, fin et allongé, ainsi que le couple non-binaire que forment Ingken et Lily, les deux protagonistes de La Part du feu (abfackeln), le dernier opus de Nino Bulling édité en France en 2023. Il s’agit, dans cette œuvre qui révolutionne les codes de la bande-dessinée, de faire entendre la résonance du monde par le prisme du quotidien et de l’intime. Ainsi de cette planche issue de l’album, où la crise climatique s’invite brutalement depuis l’interface d’un smartphone : on y distingue la silhouette d’un kangourou tentant d’échapper aux flammes d’un incendie. Les distances s’effondrent, de même que la frontière entre le dehors et la sphère privée. C’est une démarche mêlant des éléments autofictionnels à des événements politiques, comme la chute de Bachar Al-Assad en Syrie, que l’on rencontre dans une autre salle, à travers le journal que Nino Bulling a entamé depuis 2024.
L’un des aspects les plus intéressants de l’exposition touche à la variété des formes narratives adoptées pour se raconter, qui dépoussièrent le genre illustré. L’une des œuvres les plus étonnantes oscille, dans sa forme, entre la mosaïque et l’arc-en-ciel ; il s’agit de Remember me when I’m not here anymore (2020-auj.), qui se compose simplement de post-it multicolores montés sur toiles. Chaque fragment de papier y est griffonné de notes et gribouillis de l’auteur, Mazen Kerbaj, qui concilie son activité de dessinateur avec celle de musicien. Ce sont là autant de traces laissées au quotidien qui parlent du morcellement de la vie contemporaine, entre existence, création et archivage. Plus avant, les carnets de note de Mazen Kerbaj sont exposés comme une œuvre autonome au sein de grandes vitrines murales. Chaque page se déploie verticalement, à la façon d’un leporello, révélant des systèmes d’écriture qui parfois se juxtaposent au côté de formes plastiques plus élaborées. À proximité de cet élément central de la pratique artistique de Kerbaj, figurent huit vignettes réalisées en 24 heures et qui témoignent de son approche expérimentale de la narration. Employant l’encre de Chine aussi bien que des solvants qui attaquent le support, Kerbaj produit une forme narrative inattendue, au bord de l’abstrait et de la décomposition, à l’image de son sujet éthéré (Mon nuage, 2012).
Les dessins au stylo à bille de Neïla Czermak Ichti ont pour modèle des figures familières de son entourage. En leur attribuant des ailes et un téléphone portable, elle les transforme en figures hybrides, circulant entre le terrestre et le céleste, l’humain et l’animal, le visible et l’invisible. L’un de ses portraits, qui a été retenu pour l’affiche de l’exposition, s’intitule Allo, ouais il se passe des trucs chelous, rappelle-moi (2019) ; dans une situation à la fois étrange et anxiogène, une jeune femme passe un coup de fil, alors qu’elle est submergée par les eaux jusqu’à la poitrine. Façon, pour l’artiste, d’interpeller le public sur la simultanéité de la catastrophe climatique et de la banalité du quotidien, d’insister sur l’écart voire l’antagonisme entre ces deux échelles de temps. D’autres de ses dessins trahissent l’influence de l’esthétique heavy metal et du cinéma d’horreur via des couleurs acides, des ombres exacerbées et la figure du vampire. Ou se limitent à une mise en forme de phylactères sur fond de couleurs criardes (Hey no Hard Feeling !!!! / «Even if there were, I wouldn’t care !!!). On doit aussi à Neïla Czermak Ichti l’un des plus beaux dessins de l’exposition, empli de tendresse, où deux femmes s’entrelacent sans que l’on en connaisse la raison, laissant ouverte l’interprétation de cet acte d’amour (Sans titre, 2019).
Le travail de Mounira Al Solh élargit enfin l’éventail des techniques à la broderie. À partir de 2011, l’artiste recueille des récits de réfugiés syriens et palestiniens tout juste arrivés au Liban, où elle est née et réside. En écho au changement politique de la Syrie, Mounira Al Solh a choisi de montrer un film qui retrace l’engagement politique de ses grands-parents (À la santé des alliés, 2015) et de rendre hommage à des militantes féministes au moyen de portraits brodés, de la poétesse May Ziadeh (1879-1947) à la politique irakienne Naziha Al Douwayli (1923-2007) en passant par l’écrivaine égyptienne Nabawiyya Musa (1886-1951). Des références utiles à rappeler au sein d’un monde arabe sous forte domination patriarcale. En témoigne la bien nommée Bouchée bée (2020), œuvre textile faisant état des entraves à l’émancipation féminine – femmes voilées, masquées, réduites au silence. Inch Allah ?