Des études montrent depuis l’été 2020 que la crise sanitaire a fortement accentué les inégalités, entre les pays les plus développés et les plus pauvres, mais aussi au sein même des nations les plus riches. Ainsi selon un rapport publié en France en décembre dernier, les personnes les plus modestes ont un risque d’exposition au Covid-19 plus élevé, à la fois parce qu’elles vivent plus souvent dans des communes denses et dans des logements surpeuplés mais aussi parce qu’elles souffrent plus fréquemment d’une pathologie associée à un risque important de forme grave de la maladie. À l’occasion de la journée mondiale de la justice sociale, le 20 février 2021, l’ONU estimait que les progrès majeurs ayant permis entre 1999 et 2019 d’extraire un milliard d’individus de l’extrême pauvreté « sont menacés par la pandémie de Covid-19 » : « Elle pourrait se traduire par un retour de deux décennies en arrière. » Parmi les différentes formes d’inégalités, celles qui touchent au patrimoine se sont aggravées : selon l’ONG Oxfam, les mille personnes les plus riches du monde ont retrouvé leur niveau de richesse d’avant la pandémie en seulement neuf mois alors qu’il pourrait falloir plus de dix ans aux personnes les plus pauvres pour se relever de ses impacts économiques.
Ce n’est donc pas un hasard si, au bout de quinze mois de crise, l’OCDE a publié (le 12 mai) un rapport intitulé « Inheritance Taxation in OECD Countries », où l’institution, jusqu’alors peu diserte sur le sujet, prône le renforcement des impôts sur les successions, qui peuvent être « un instrument efficace au service de la réduction des inégalités, notamment dans le contexte actuel où les inégalités de patrimoine sont toujours élevées et où la pandémie de Covid-19 exerce de nouvelles pressions sur les finances publiques ». Cette préconisation résulte notamment des travaux de chercheurs tels que le français Thomas Piketty, qui ont montré la part grandissante prise par l’héritage dans la constitution de la richesse des particuliers.
Le rapport commence par un état des lieux, établi avant la pandémie. Il apparaît que la répartition des patrimoines est beaucoup plus inégalitaire que celle des revenus. Au sein des pays de l’OCDE les dix pour cent les plus riches détiennent en moyenne 52 pour cent de la richesse, alors qu’ils ne contrôlent que 25 pour cent du revenu global. En France, où l’écart de revenus entre les dix pour cent les mieux payés et les dix pour cent qui gagnent le moins est de 6,6, les dix pour cent les plus riches ont un patrimoine moyen 160 fois supérieur à celui des dix pour cent les plus pauvres.
La richesse privée ne résulte pas uniquement d’un processus d’accumulation dans le temps : elle est de plus en plus issue de la perception d’héritages et de dons, et ce à tous les niveaux de l’échelle sociale, mais forcément davantage, en valeur, au profit des plus riches En moyenne, les successions et donations déclarées par les vingt pour cent des ménages les plus riches sont près de cinquante fois supérieures à celles déclarées par les vingt pour cent les moins favorisés. Le rôle de l’héritage a été historiquement très important puisqu’au début du XXe siècle la richesse héritée représentait 80 pour cent du total en France et au Royaume-Uni, les deux tiers en Allemagne et 55 pour cent environ aux États-Unis. Alors que cette part a connu un déclin constant jusque vers 1975, elle n’a cessé de croître depuis. Aux États-Unis elle est même supérieure à ce qu’elle était il y a quelque 120 ans (plus de soixante pour cent) et elle s’en rapproche fortement en Allemagne.
Les études montrent par ailleurs que les héritages sont inégalement répartis, profitant davantage aux ménages les plus aisés. En Allemagne les vingt pour cent de personnes les plus riches touchent des héritages en moyenne cinq fois plus élevés que les vingt pour cent qui arrivent immédiatement après elles dans l’échelle de la richesse. En Autriche, au Luxembourg et en Espagne c’est quatre fois plus, tandis que la France, l’Irlande et la Belgique font quasiment figure de pays égalitaires avec un rapport d’un à deux seulement. Dans ces conditions les arguments traditionnels en faveur d’une taxation des successions et des donations (amélioration de l’égalité des chances, encouragement à la philanthropie, obstacle à « l’accumulation de richesses dynastiques ») trouvent tout leur intérêt à l’issue d’une période qui a vu les écarts de patrimoine s’accentuer.
L’OCDE rappelle que sur ses 37 pays membres, 24 prélèvent déjà des taxes sur les successions et les donations. Mais le produit de ces taxes est dérisoire par rapport au total des recettes fiscales : 0,5 pour cent seulement (le Luxembourg est à 0,4 pour cent). Dans quatre pays seulement la proportion dépasse un pour cent (Japon, France, Belgique, Corée du sud) sans aller au-delà de 1,6 pour cent. La principale raison est que le nombre de successions taxées est faible par rapport au total. La Belgique fait exception avec 48 pour cent. Mais la proportion est seulement de 12,7 pour cent en Suisse (canton de Zürich), de dix pour cent en Allemagne, de neuf pour cent Japon, de 6,4 pour cent en Italie et de 3,9 pour cent au Royaume-Uni. Aux États-Unis elles échappent presque totalement à l’impôt : 0,2 pour cent sont concernées !
De nombreuses exonérations sont possibles, notamment en faveur des proches. Les conjoints et les enfants bénéficient souvent d’exemptions, ou d’abattements élevés par rapport à d’autres membres de la famille plus éloignés ou des tiers. Certains actifs bénéficient d’un traitement fiscal préférentiel, avec des exemptions totales ou partielles, de généreuses règles d’évaluation ou des taux d’imposition plus bas. Il s’agit notamment de la résidence principale, d’actifs commerciaux et agricoles et de certains actifs financiers (plans d’épargne-retraite et assurances‑vie). Ces avantages sont généralement soumis à conditions (par exemple, les héritiers doivent continuer à diriger l’entreprise familiale ou continuer à habiter dans la résidence principale) et de façon générale profitent davantage aux personnes aisées. Il existe donc une marge de progression, d’autant que, selon l’OCDE les arguments contre les droits de succession ne sont pas souvent confirmés empiriquement.
Ainsi, les données d’enquête ne démontreraient pas de manière convaincante que les personnes taxées, ne pouvant transmettre leurs avoirs selon leurs désirs, seraient découragées de travailler et d’épargner. L’impact négatif sur l’entrepreneuriat et les successions d’entreprises familiales serait également plus limité que prévu, tout comme la « réponse migratoire », c’est-à-dire le risque d’exil fiscal, sauf tout au sommet de la pyramide de richesse. Pour Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, « il existe des arguments forts en faveur d’un usage accru des impôts sur les successions, mais pour qu’ils atteignent leurs objectifs, leur conception devra être améliorée ». Cela dit, l’impact du rapport de l’OCDE tient davantage à la prise de position de l’organisation sur un thème qu’elle avait peu exploré jusqu’ici qu’à l’originalité de ses propositions, car les mesures préconisées existent déjà dans de nombreux pays : exonération pour les héritages de faible valeur et les transferts aux conjoints, quel que soit le montant ; maintien de la taxation pour les autres membres de la famille, en évitant les écarts excessifs entre les descendants directs et les autres héritiers ; instauration de taux progressifs en fonction du montant transmis.
Il conviendrait aussi de remettre à plat les traitements fiscaux préférentiels : s’ils peuvent être parfois justifiés, ils limitent les recettes fiscales, créent des distorsions dans le patrimoine et réduisent la progressivité de l’impôt. Un point important concerne l’alignement de la fiscalité des successions et celle des donations, les écarts actuels ouvrant trop souvent la porte à des « détournements de trafic », car les dons permettent de transférer au fil du temps (les exonérations sont renouvelables) des richesses en franchise d’impôt. De plus, selon l’OCDE les dons en nature échappent à l’imposition dans la plupart des pays, et les dons en argent sont souvent exonérés s’ils se rapportent à certaines dépenses (éducation) ou à des occasions particulières (mariages). Une des solutions originales proposées serait qu’au lieu de taxer chaque transfert de richesse séparément, on impose « les transmissions de patrimoines à l’échelle d’une vie », c’est-à-dire les avoirs reçus par héritage et donation sur une longue durée. Mais cela ne pourrait se faire qu’au prix d’une complexité accrue de déclaration et de collecte, qui serait elle-même source de nouveaux détournements.
L’OCDE pense que les impôts sur les successions génèrent moins de distorsions que d’autres formes de taxation du patrimoine des personnes fortunées, et sont également plus faciles à calculer et à collecter. Mais l’organisation n’ignore pas qu’il s’agit d’un impôt très impopulaire car l’héritage est un phénomène qui touche toute la population. Les études montrent que les citoyens ont tendance à surestimer à la fois le pourcentage de successions taxables et les montants à acquitter. Il est donc nécessaire de rendre cet impôt « plus acceptable par la société dans son ensemble », en fournissant à la population des informations sur les inégalités et sur le fonctionnement de cet impôt « souvent mal compris ». Pour autant le rapport reconnaît que l’imposition des successions n’est pas une solution miracle car elle dépend en grande partie du contexte économique et social du pays qui la met en œuvre. Pascal Saint-Amans considère aussi que des réformes complémentaire, relatives aux impôts sur les revenus du capital des personnes physiques et aux plus‑values, sont essentielles pour faire en sorte que les systèmes fiscaux contribuent à réduire les inégalités. Il indique que « l’OCDE engagera de nouveaux travaux dans ce domaine, d’autant que les progrès accomplis en matière de transparence fiscale internationale et d’échange de renseignements offrent aux pays une occasion unique de repenser l’imposition du capital ».
Inégalités de patrimoines
Au niveau des pays de l’OCDE dans leur ensemble, les dix pour cent les plus riches détiennent en moyenne 52 pour cent du patrimoine privé. Aux Etats-Unis, c’est 79 pour cent. Les pays suivants sont plus inattendus : 70 pour cent aux Pays-Bas, 66 pour cent au Danemark et 60 pour cent en Allemagne. L’Autriche et l’Irlande sont aussi au-dessus de la moyenne avec respectivement 57 et 55 pour cent. Avec une proportion de la richesse totale détenue par les dix pour cent les plus favorisés comprise entre 41 et 44 pour cent, l’Italie, la Belgique, la Grèce, la Pologne et le Japon sont plus égalitaires. Le Luxembourg se situe à un niveau intermédiaire : cinquante pour cent. Les écarts sont plus importants si l’on s’intéresse à la richesse contrôlée par les personnes constituant le pour cent le plus fortuné : en moyenne 18 pour cent du total dans l’OCDE, mais 43 pour cent aux États-Unis et entre 25 et 29 pour cent aux Pays-Bas, en Allemagne, en Irlande et au Danemark. Le Luxembourg avec vingt pour cent se situe au même niveau que la France et le Royaume-Uni, un peu au-dessus de la moyenne.