Arts plastiques

De l’urgence d’écouter les artistes

d'Lëtzebuerger Land du 21.08.2020

Du 1er juillet au 22 septembre, les Rencontres d’Arles auraient dû fêter leurs cinquante ans. Un demi-siècle de curiosité et de créativité foisonnantes au service de la photographie, grâce auxquelles des milliers de personnes arpentent chaque été les rues chargées d’histoire de la cité provençale, en lisière de Camargue. Le Covid-19 en a pourtant décidé autrement et contraint les organisateurs, comme ceux de tant d’autres festivals culturels, à annuler l’édition cinquantenaire.

Alors certes, Arles est peut-être un peu moins foisonnante que les autres années. Mais on le remarque à peine. Les petites places ombragées et les bons repas sont toujours là, les éditeurs Actes Sud et Philippe Picquier aussi, tout comme les nuits étoilées sur le Rhône et les visiteurs européens. On pourrait aussi évoquer Arles la romaine, ses arènes, son théâtre, son buste de César surtout (il en existe peu), découvert il y a treize ans dans les limons du fleuve. Ainsi qu’Arles la romane, avec sa somptueuse cathédrale Saint-Trophime. Ou encore l’Arles de Van Gogh, qui attire d’habitude touristes asiatiques et américains absents cette année : le café jaune, les Alyscamps, la Fondation Van Gogh. En résumé, un concentré de culture.

Ce passé suffirait à lui seul à justifier la visite et conjurer l’épidémie de coronavirus. Mais depuis cinquante ans comme depuis des siècles, Arles est en constant renouvellement, et en 2020 encore, il y a du nouveau sous le Covid. Un nouveau maire, le journaliste et ex-patron de France Télévisions Patrick de Carolis, qui vient de succéder à un édile communiste. Surtout la Fondation Luma de la mécène suisse et collectionneuse d’art Maja Hoffmann, sise dans l’immense parc des anciens ateliers SNCF et dont la tour conçue par Frank Gehry joue l’Arlésienne1 : après plusieurs reports, elle devrait être enfin inaugurée au printemps 2021 – à confirmer.

Obligée d’annuler ce qu’elle avait prévu cette année, Maja Hoffmann s’est adaptée avec un événement « Covid-compatible » : It’s urgent !, exposition gratuite d’affiches, d’un format contraint, commandées à des artistes sur le thème de l’après-Covid. Légère, sans prêts ni grands transports, présentée dans un bâtiment work in progress aux murs non encore peints, l’ancien centre de soins des ouvriers du ferroviaire.

Égrener les noms de Sophie Calle, Douglas Coupland, Olafur Eliasson, Annette Messager, Brian Eno, Maryse Condé, David Lynch, Yoko Ono, Paul B. Preciado ou Ai Weiwei, est un peu facile, mais cela donne une idée du réseau d’artistes réunis par Maja Hoffmann et le commissaire de l’exposition, suisse lui aussi, Hans Ulrich Obrist.

Leurs messages sont tout aussi importants : l’écologie et l’urgence climatique, les droits des femmes et des personnes transgenres, la paix, la solidarité avec les migrants, les libertés d’opinion et d’expression. « Dans un contexte marqué par une crise totalement inhabituelle, par l’incertitude et des transformations profondes, nous tenons à affirmer notre conviction que l’art et la créativité peuvent offrir un sens renouvelé de l’ouverture au monde, une forme d’authenticité et d’anticipation qui soutiennent notre conception de l’attention portée à autrui et de l’interdépendance », résume Mme Hoffmann.

« Nature wants us gone – We deserved this », écrit d’emblée Douglas Coupland, qui renchérit de façon moins optimiste encore : « This was just a dress rehearsal for something way scarier ». Ce que le catalogue traduit par : « Ce n’est que la répétition générale d’une chose bien plus effrayante ». Pour Olafur Eliasson à l’inverse, notre planète terre est « clear curious creative confident connected courageous compassionate ».

Dans d’autres registres, Precious Okoyomon assure que « When Black Women Are Free, The Rest Of The World Will Be Free » et Yoko Ono reste fidèle au message pacifique qu’on lui connaît : « Surrender to Peace ».

Si l’on peut légitimement s’irriter d’un usage quasi intégral de l’anglais dans une exposition en France, les États-Unis n’en ressortent pas grandis pour autant. Au-dessus d’une statue de la Liberté à terre ou endormie, Madelon Vriesendorp s’inquiète : « On small misstep for man / One giant leap backwards for mankind ». S’agit-il des libertés dans le monde, ou bien des États-Unis sous Donald Trump ? À chacun son interprétation. Mais quand Suzanne Lacy barre la une du New York Times consacrée aux 100 000 premières personnes mortes du Covid aux États-Unis par ces mots en rouge: « WHAT IS CARE WORK WORTH ? », l’interrogation est claire. À quoi sert l’assistance sociale ? Quelle est la valeur des emplois du « care » ?

Pour Wolfgang Tillmans en tout cas, c’est désormais l’Europe qui symbolise les libertés : « The freedom to think, to love, to live. Europe ». Il faut dire que l’exposition conçue par Obrist a débuté au Danemark, à l’occasion du scrutin européen de mai 2019, avant de se poursuivre à Zurich puis désormais en Arles. De quoi éviter tout malentendu sur son nom, comme l’a expliqué le Suisse à Libération : « Il y a quelque chose de profondément ‘slow’ dans le format et la règle du jeu. Arles est un chapitre important, mais l’idée, c’est que l’expo évolue, qu’elle soit accessible, on peut l’imaginer dans une école ou une galerie universitaire, et l’on espère qu’elle continuera dans les dix ou quinze prochaines années. La notion d’urgence, on l’a utilisée pour voir ce que les artistes estiment urgent aujourd’hui : pas dans une idée de précipitation, mais dans l’idée qu’il est intéressant de les écouter ».

1Ce terme, du nom d’une nouvelle éponyme de l’auteur provençal Alphonse Daudet, désigne depuis en français courant une personne ou une chose dont on parle tout le temps, mais qui n’apparaît jamais.

Jusqu’au 27 septembre, Parc des Ateliers ; www.luma-arles.org

Emmanuel Defouloy
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