Exposition

Moule de l’immatériel

d'Lëtzebuerger Land du 31.07.2020

Ce qu’on raconte est peut-être vrai, ce n’est peut-être qu’une légende : sur la plage de Nice, Yves Klein et deux amis décident un jour de se partager le monde, la terre serait à Arman, l’air à Claude Pascal, à Yves Klein lui-même reviendrait le ciel. Le ciel bleu niçois, méditerranéen, d’un bleu de belle pureté, plénitude, et l’on sait que Klein va faire passer ce encore, dans la peinture, dans l’histoire de l’art : il y aura dorénavant un IKB, International Klein Blue. Et c’est lui qui vous accueille dès l’entrée de l’exposition du Centre Pompidou-Metz, somptueux portail, éclatant, intense, de l’exposition Le ciel comme atelier, Yves Klein et ses contemporains, jusqu’au 1er février 2021.

Mais pas question pour le moment de ciel qu’on pourrait trouver pur, calme ou serein. La toile que vous avez en face, à laquelle vous vous heurtez, Grande Anthropophagie bleue, de 1960, au titre plus qu’inquiétant, alarmant, angoissant, fait partie (elle reste seule à Metz) d’une série de quatre, appelées Grandes Batailles. Comme une explosion, ça fuse de toutes parts, ça éclabousse, une terrifiante sarabande de corps sur une vaste feuille de papier qui a été marouflé sur toile. Et le dialogue, non, autre chose, une confrontation de violence, est d’autant plus forte que son répondant où il s’agit encore de combat, inscrit là dans une épaisse matière rouge, est l’œuvre du Japonais Kazuo Shiraga. Oui, originaire du pays des catastrophes atomiques ; nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et en Allemagne, des artistes qui seront proches d’Yves Klein, ont déjà décrété l’heure zéro, le groupe des Mack, Piene, Uecker, désignant par ZERO leur art nouveau, né sur les décombres.

Hors des ruines, c’est l’appel du ciel, la tentation, contre une matière vouée à la destruction, destructrice elle-même, de l’immatériel, de l’infini. Les Anthropométries dans la deuxième salle rappellent certes les silhouettes imprimées par le souffle des bombes sur les murs, des esquisses, pas plus, empreintes sans autre réalité que picturale. Mais c’est là que la peinture d’Yves Klein est définitivement moule, matrice (paradoxalement) de l’immatérialité. Des pas au sol traversent la salle, montent, se perdent… plus loin, le visiteur trouvera la photo d’Yves Klein et de son saut dans le vide, à Fontenay-aux-Roses, en octobre 1960. Le photomontage montre plus un envol qu’un saut, pas de chute bien que notre judoka se soit fait recevoir sur un matelas soulevé par ses assistants. Lui fait écho, ou bien plus, telle Anthropométrie, faisant fi elle aussi de toute pesanteur, corps arcbouté arrêté dans son mouvement.

À ce moment-là, on est déjà passés dans d’autres salles, consacrées l’une à la monochromie blanche, avec de superbes œuvres de Manzoni et de Fontana (quelle chance de savoir et d’avoir où puiser, où emprunter aussi), l’autre où les artistes ont utilisé le feu pour faire des trous, comme en font méchamment les oiseaux de Mallarmé dans l’éternel Azur (où l’on revient décidément, même si en l’occurrence les Combustioni, d’Alberto Burri, ouvrent d’autres cratères, déchiquetés, dans le polychlorure de vinyle). De la sorte, l’exposition s’avère triple, cheminement d’Yves Klein trop vite interrompu par une crise cardiaque, à l’âge de 34 ans, en 1962, contexte européen et international, déploiement de chefs d’œuvre, avec leur aura propre, leur champ d’énergie.

On poursuivra, pour constater un autre paradoxe, combien enrichissant, quand cet art voué à l’immatérialité, d’attaque à l’architecture, avec les trois seuls éléments de toujours, l’air, le feu et l’eau, ce qui n’empêche pas les grandioses utopies des Constant, Kosice ou Peeters par exemple ; pour la terre, on attendra de voir Heinz Mack fouler le sable du désert dans son Sahara-Projekt, avec sa forêt de stèles comme autant de fanaux lumineux. Ce sera ensuite un feu d’artifice de couleurs, du monochrome bien sûr, mais du plus grand éclat, Gotthard Graubner (absent de l’exposition, bien que ses premiers Farbräume datent justement du début des années soixante) s’en souviendra, dans ses Farbraumkörper.

La fin du parcours, dès lors, prendra un peu allure de catharsis, on passe dans une salle obscure, pour une sorte de purgation. Rien que de la lumière pour donner la plus saisissante impression de vie, avec les disques de Günther Uecker ; l’artiste leur attribue la plus grande amplitude possible dans les titres de Kosmische Vision, leurs clous captent dans le mouvement rotatif les jets d’éclairement, jouent des parties d’ombre. ZERO ist die Stille. ZERO ist der Anfang. Cela vaut autant pour Yves Klein.

Lucien Kayser
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