Cinémasteak

La puce à l’oreille

d'Lëtzebuerger Land du 21.05.2021

Après le succès planétaire du Parrain (1972), que même la société de production Paramount n’avait pas vu venir, Francis Ford Coppola profite de cette éclatante réussite pour tourner peu après deux autres opus : le second volet de ce Godfather tout d’abord, qui sera suivi d’Apocalypse Now (1979), puis The Conversation (1974), qui remportera la Palme d’or au festival de Cannes. Rarement une bande-son aura eu autant d’importance que dans ce film. Car le son ne se contente pas ici d’accompagner ou d’illustrer les images, comme c’est (trop) souvent le cas. Il devient le véhicule et le moteur principal de l’intrigue, jusqu’à son extrême dénouement. Une prouesse ingénieuse dont s’inspirera quelques années plus tard Brian de Palma pour Blow Out (1980), avec un tout jeune John Travolta en ingénieur du son.

Harry Caul, le protagoniste de The Conversation, est un type secret, solitaire, terne, voire austère. C’est ainsi qu’il faut être lorsque l’on bosse à titre privé dans le milieu de l’espionnage. L’acteur Gene Hackman est parfait pour ce rôle : affublé d’un imperméable gris, ni vraiment beau, ni vraiment laid, son physique se fond aisément dans la masse (voir la séquence d’ouverture). Sa spécialité, c’est la mise sous écoute : un procédé de capture sonore qui nous rappelle que tout film est un objet artificiellement construit, un tissage d’images et de sons. Harry Caul excelle dans ce domaine au point de bénéficier d’une certaine renommée sur la côte Ouest. Les plus fortunés font appel à son professionnalisme. Fervent pratiquant, seul son catholicisme le rend sensible à la question morale de la culpabilité. En effet : que deviennent les bandes magnétiques après les avoir remises à ces hommes de pouvoir ? À quelles fins servent-elles ? Difficile de le savoir ; d’autant plus que Harry Caul préfère s’aveugler sur l’éventuelle complicité de ses activités avec la sphère du crime. Une ambivalence qui est signifiée dès le début du film, lorsque l’un de ses employés, perché sur un toit, manipule un micro longue distance qui ressemble, avec sa lunette de visée, à un véritable fusil de sniper... La frontière est poreuse entre le monde du renseignement et celui du crime. Le souvenir de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963 est encore vif aux États-Unis. Plus proche encore est celui des enregistrements de la Maison Blanche qui causeront, en 1974, la démission du président Nixon.

La conscience de Harry s’éveille le jour où il est menacé par un Martin Stett (Harrison Ford) glaçant en ambitieux jeune homme de la finance. Les pressions qu’il reçoit vont le conduire à écouter attentivement le contenu des bandes, ce qu’il ne fait jamais habituellement. Pris de paranoïa, Harry croit être sous écoute lui-même, puis se persuade qu’un meurtre est en train de se préparer au sujet du couple dont il possède l’enregistrement. Coppola s’évertue à confondre le protagoniste au sein de son propre dispositif de mise sur écoute : Harry sombre-t-il véritablement dans la folie, ou ses craintes sont-elles objectivement fondées ? Mais ainsi que l’affirmait Oscar Wilde : « Même les paranoïaques ont des ennemis ».

The Conversation (USA, 1974), vostf, 113’, sera présenté dimanche 23 mai à 20h à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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