La place financière à l’heure de la disruption

Blockchain Blues

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2016

Un fantôme hante la place financière. Que ce soit sur le ton de la promesse (hausse des marges) ou sur celui de la menace (obsolescence des intermédiaires), tout le monde parle de la blockchain. Une technologie dont, il y a une année encore, peu de professionnels de la finance avaient entendu parler. « Si vous voulez écrire un article sur la blockchain, il faudra mettre l’accent sur les milliers d’emplois menacés sur la place financière », conseillait alors un techie.

D’après un rapport de la City Bank, les nouvelles technologies pourraient provoquer « une réduction des effectifs de trente pour cent pour la période 2015-2025. » En nombres absolus, 1,8 million d’emplois seraient menacés dans le secteur bancaire états-unien et européen. Dans une étude publiée récemment par l’Alfi et Deloitte, on note, pudiquement, au détour d’une phrase : « Supporting operations are either streamlined or made redundant. » (« Redondant », voilà un vilain néologisme que personne ne veut entendre, car il signifie licenciement.)

Quasiment toutes les plateformes de monnaies virtuelles (Blockchain, BitFlyer, Ripple Labs, Bitstamp) se sont installées au Grand-Duché, attirées par la perspective de gagner leur certificat d’honorabilité à la CSSF et d’entrer par la petite porte luxembourgeoise sur le grand marché européen (une démarche qu’on dénomme « passporting »). Mais ce qui intéresse les banquiers, consultants et hommes d’affaires, c’est la technologie tournant en arrière-fond de bitcoin et d’autres crypto-monnaies. À vrai dire, l’utopisme alter-monétariste et anarcho-capitaliste dans lequel baigne la communauté bitcoin les ennuie passablement.

La blockchain est un gigantesque registre public et décentralisé. Les transactions sont validées par des milliers d’ordinateurs travaillant en réseau. Appliquée à la finance, cette technologie permettra d’automatiser des opérations financières complexes. La confiance ne se basera plus sur la réputation des prestataires de services ou sur celle des juridictions, mais sur la transparence d’un simple protocole.

Sur la place financière, on s’envoie les liens vers des articles hyperboliques prédisant une inévitable disruption, une « ubérisation » de la finance. Depuis un peu plus d’une année, les Big Four organisent des réunions et colloques pour « pousser l’awareness dans le marché » et proposer leurs services aux acteurs financiers passablement épouvantés. « La première étape est celle de ‘l’évangélisation’ », avance Alexandre Rochegude, associé chez KPMG Luxembourg. (Cela tombe bien, car sur son profil LinkedIn, Rochegude se décrit comme « Fintech Evangelist »). « La deuxième étape, nous sommes en train d’y entrer, poursuit-il. Il s’agira de comprendre l’impact. Que faire pour ne pas être en retard, pour ne pas se faire désintermédiariser ? »

« Dans le monde de la finance, la chaîne des valeurs est typiquement structurée par des intermédiaires. Ceux-ci font le clearing, le matching ou les ventilations », note Patrick Laurent, « technology leader » chez Deloitte Luxembourg. Les sociétés de compensation agiraient « un peu comme des notaires, explique Rochegude. « Elles valident et rendent non-répudiables les opérations entre vendeurs et acheteurs. » La technologie blockchain remet en question leur modèle d’affaires. Pas uniquement le leur, mais également celui de l’administration des fonds. L’étude de Deloitte et Alfi note : « Blockchain technology can change the financial industry, by facilitating disintermediation through greater transparency and tracking of transactions and asset records ». Alors qu’une transaction boursière prend aujourd’hui jusqu’à trois jours, la blockchain pourra considérablement l’accélérer. L’Alfi note : « In this new architecture, all participants work from common data sets, in near real-time. »

Or, les autoroutes des paiements « sont des infrastructures industrielles », rappelle Patrick Laurent de Deloitte. Il ne croit pas que la blockchain changera du jour au lendemain un système qui a englouti de milliards d’euros en investissements et mis des décennies à s’installer. Laurent évoque de nombreux écueils : cadre juridique (inexistant), standardisation (lancer un système qui ne soit pas compatible avec les autres serait comme inventer un téléphone qui ne communique pas avec les autres) et la question des volumes. Les résoudre prendra plusieurs années.

Les banques testent d’ores et déjà la nouvelle technologie dans des projets-pilotes sur des marchés de niche comme le crowdfunding. Une quarantaine de banques ont formé un consortium pour développer ensemble des applications communes basées sur la blockchain. Celle-ci pourrait également ouvrir de nouveaux marchés. Dans un avenir proche, promettent ses apologètes, elle permettra d’opérer des milliards de micro-transactions, pour des montants en-dessous du centime et via des circuits situés en-dehors des services de paiement traditionnels (et de leurs coûts fixes). Or, pour l’instant, la blockchain ne supporte que quelques dizaines de transactions par seconde. Pour faire tourner Visa ou Mastercard et son débit de milliers d’opérations par seconde, il faudrait résoudre cette difficulté de scalabilité. Une question de temps, assurent les pourfendeurs de la blockchain.

Grâce aux virements « sans frictions », instantanés et gratuits, la blockchain ouvrira aussi de nouvelles perspectives aux milliards d’objets connectés, des portables aux brosses à dents. Une extension de la marchandisation à la sphère privée et aux moindres gestes. « Vous êtes bloqué dans votre voiture automatique en plein milieu d’un bouchon, pressé, en retard pour un rendez-vous », disait Nicolas Cary, jeune CEO de Blockchain, à une audience de banquiers et informaticiens réunis aux Internet Days à la Chambre de commerce en décembre 2015. « Vous pourrez alors virer quelques centimes aux autres voitures automatisées pour qu’elles libèrent le passage. » En marge de la conférence cette vision ne dérangeait guère. Un participant, haussant les épaules, expliquait : « Aujourd’hui déjà, il y a une première et une deuxième classe dans les trains. It’s a given. Cette logique ne pourra être abolie que dans un système communiste qui fonctionnerait. »

L’Alfi a lancé un appel à ses membres « to join forces with modernizers and enablers to locally drive the change (…) rather than wait for actors to implement global solutions offered by large actors head offices. » Or l’innovation technologique viendra probablement des centres Fintech que sont New York, San Francisco ou Londres. Mais, pour Rochegude, « le plus intéressant sera l’implémentation, la mise en application par les acteurs locaux. »

Patrick Laurent voit le rôle du Grand-Duché comme celui d’un « incubateur » dans le domaine de la « regtech », composite néologique entre « régulation » et « technique ». L’Alfi a mis en place un groupe de travail pluridisciplinaire qui se penche notamment sur les implications juridiques de la blockchain dans un secteur économique qui compte parmi les plus régulés. Car qu’exporte la place financière si ce ne sont des produits juridiques ? Dans la chaîne de production de « l’industrie des fonds », la division du travail est la suivante : au Luxembourg la domiciliation, la notation et la distribution (back-office), à Londres le développement des produits (asset management). Ce qui différencie les deux, c’est leur valorisation autant symbolique que financière : les fonctions « subalternes » de gestion à Luxembourg génèrent des marges beaucoup moins intéressantes que le travail intellectuel du « cerveau » londonien. La question que pose la blockchain est celle de l’avenir des emplois, peu glorieux mais très nombreux, liés au back-office de ces produits normatifs.

Bernard Thomas
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