Magie blanche

d'Lëtzebuerger Land du 08.04.2022

« J’ai préféré Le Cirque Invisible », nous dit-on au foyer après la représentation de Bells & Spells au Kinneksbond. Mais ignorant d’autres opus de la metteure en scène Victoria Chaplin Thierrée, Bells & Spells a été pour nous un enchantement. Sous l’effet du sortilège du début à la fin, le moral en berne au départ, un sourire en coin nous habite à l’arrivée. Bells & Spells est une plongée dans les années folles, transcrites par un univers onirique, soutenu par la magie des effets de scène, un imaginaire infini actionné par les mains de Jaime Martinez, au second plan, et d’Aurélia Thierrée, au premier, une cleptomane belle et fantasque qui occupe désormais nos rêves.

La scène pour les « Chaplin/Thierrée » c’est une histoire de famille. Sans faire tout l’arbre généalogique, il y a d’abord Charlie Chaplin et Oona O’Neill, puis leurs huit enfants dont Victoria Chaplin qui épouse Jean-Baptiste Thierrée pour fonder le Cirque Invisible, où seront formés leurs deux enfants, James et Aurélia Thierrée. Parmi cette longue lignée, après dieu le patriarche qu’était Chaplin, tous ou presque sont devenus comédiens, ou au moins artistes… C’est dans les gènes, dans l’esprit en tout cas, là, quelque part. Ce qui est certain c’est l’influence qu’aura pu avoir le Chaplin devenu lieu commun, sur tous les autres Chaplin, ceux d’ensuite. Un leg qui colle visiblement à la peau de toute cette dynastie d’artistes.

Chez Victoria Chaplin Thierrée cet héritage se transcrit dans les mécanismes scéniques multiples engagés pour créer créatures et situations étranges et insensées, à l’image des mécaniques filmique de son père… Elle qui, en famille, monte à la scène des spectacles où costumes, marionnettes, décors, lumières, machines participent à l’illusion de mondes inattendus. Grande est la place pour l’œil du spectateur de se reposer sur son propre imaginaire formulé par des idées proposées au plateau. De l’imagination de Victoria Chaplin Thierrée s’évadent à chaque spectacle qu’elle dirige des univers singuliers, toujours infusés de « sa patte ». Heureusement, Bells & Spells n’y échappe pas et à la force d’un « savoir-faire » assez unique, le public se fait littéralement envoûter par la prose scénique qui s’imbrique au plateau, sans arrêt, d’un tableau à un autre, comme pour ne jamais nous laisser reprendre notre souffle.

Dans Bells & Spells, le seul reproche qu’on peut opposer s’articule autour de l’accumulation des effets, un peu comme un humoriste lançant cent vannes pour qu’une, au moins, fonctionne. Car pour le reste, tout est absolument magique, construit par la surprise dans une grande communion entre les artistes et les possibilités d’une scène de théâtre. Les superlatifs nous manqueraient presque pour décrire ce spectacle où une femme, voleuse compulsive, se fait transporter de monde en monde, tous des plus mirifiques. Bousculée là-dedans par des pulsions à la Arsène Lupin, la magnifique Aurélia Thierrée au cœur du spectacle, cherche et inspecte chaque cosmos construit autour d’elle pour essayer de les comprendre et d’y vivre. Attirée tel un aimant d’objet en objet, dans chaque situation elle « emprunte » quelque chose, des choses l’amenant par de mystérieuses énergies vers d’autres vents, dans de nouveaux lieux qu’il lui faut visiter et s’approprier. Guider par un personnage burlesque – très proche d’une figure de Chaplin – tenu par Jaime Martinez, la femme s’embarque ainsi dans une fantastique odyssée qui finira, là où elle a commencé. Cette femme, autant que nous, vit dans cette immense théâtralité, sans pouvoir la contrôler, simplement l’adorer.

Bells & Spells est exemplaire de cette lignée de spectacles qui nous font quitter la terre ferme pour faire nager notre esprit dans les nuages. Usant d’un théâtre sans parole, de la danse, du transformisme, et d’une mise en scène fantasmagorique, tout nous amène dans des ailleurs. Aurélia Thierrée y est superbe et sait tout faire, son second, Jaime Martinez époustoufle de ses qualités de grand homme de scène, et même les « petits » rôle sont grandement tenus… Dans ce théâtre visuel où rien n’est impossible, l’imaginaire remonte à la surface pour se mélanger à l’air pure, comme les bulles de champagne qui éclatent à la surface avant de nous faire tourner la tête. Bells & Spells est un immense tour de magie habité d’illusions surprenantes, d’animaux fantastiques, et de créatures inconnues. Là, en scène, l’étrange se confond avec l’halluciné pour faire s’oublier le spectateur devant le spectaculaire au sens strict : « qui frappe la vue, provoque l’étonnement par quelque aspect exceptionnel ».

Godefroy Gordet
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