Pour la première fois, un historien se penche sur les cabinets d’avocats d’affaires du Luxembourg et sur la manière par laquelle ils ont façonné le centre financier local

Une histoire juridique de la Place

Le mur des bâtonniers  dans la maison  de l’avocat
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Ce mercredi soir à la Bibliothèque nationale (BNL), l’historien Benoît Majerus a levé le voile sur les premiers travaux de recherche académique détaillant le rôle des avocats d’affaires dans l’émergence et le développement du centre financier luxembourgeois. Devant un parterre d’avocats et d’amateurs de droit réunis par les juristes cathos de la Conférence Saint-Yves, l’historien du C2DH (Centre for Contemporary and Digital History) de l’Université du Luxembourg a soutenu la thèse selon laquelle, dans les deux derniers tiers du XXe siècle, les avocats-entrepreneurs ont réussi à imposer leur savoir technocratique dans « le codage luxembourgeois du capital ». Le monde des avocats a co-construit le code réglementaire qui leur donne un avantage face aux concurrents étrangers. Ils peuvent guider leurs clients entre les différentes strates législatives qu’ils ont eux-mêmes mises en place. Une « politique discrète » qui explique comment la place financière est restée longtemps un sujet non citoyen, analyse l’historien.

Le travail de Benoît Majerus, basé sur un dépoussiérage bénédictin des archives ainsi que sur des entretiens semi-dirigés, déroule son argumentation sur un axe chronologique. Cette dernière est étayée par des références bibliographiques : Les courtiers du capitalisme de Sylvain Laurens (2015) sur les milieux d’affaires à Bruxelles), Marchands de droit d’Yves Dezalay (1992) sur l’essor du marché international du droit des affaires et la mise en concurrence des modes de production du droit) ou encore The Code of Capital de Katharina Pistor (2019) sur la manière par laquelle le droit crée la richesse et les inégalités). Mais ce mercredi, Benoît Majerus conte une histoire, une histoire d’hommes (principalement) qui ont accompagné et intensifié la transition du Luxembourg, d’une économie secondaire (dominée par la sidérurgie) à une économie tertiaire.

Selon le narrateur, elle commence par le vote de la loi holding en 1929. Sa rédaction associe Léon Metzler, le chef du département légal de l’Arbed, à Pierre Braun, directeur de l’administration de l’Enregistrement. Cette loi a un but : permettre aux étrangers de payer moins d’impôts dans leur pays d’origine. Quatre avocats en particulier soutiennent cette ligne d’affaires naissante, notamment dans la fonction d’administrateur des sociétés domiciliées : Max Baden, Fernand Loesch, Joseph Wolter et Ernest Würth. Dans le Luxembourg sidérurgique et agricole de l’entre-deux-guerres, ils sont les précurseurs du conseil juridique d’affaires. Deux de ces patronymes marqueront la scène juridique luxembourgeoise au cours du siècle. Max Baden deviendra bâtonnier en 1968 et sera le géniteur de trois juristes dont un sera aussi bâtonnier, Georges, en 1992. Ce dernier sera également liquidateur des premiers Titanics de la finance luxembourgeoise, à savoir l’Investors Overseas Service (1972) et la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) en 1992. Sa progéniture officiera aussi dans le droit des faillites, notamment son fils Yann. L’étude Loesch sera, elle, l’un des principaux cabinets d’affaires du centre financier. Née à l’initiative d’Adam Loesch, elle se lance résolument dans les affaires avec le prénommé Fernand et les holdings comme activité notable, mais l’avocat, par ailleurs député CSV, se fait un nom dans le droit des sociétés au-delà des frontières, principalement via son rôle actif à l’Union Internationale des Avocats. Son frère Alfred figure parmi les sommités du barreau de Luxembourg et deviendra également maréchal de la Cour. Son fils Jacques rejoindra l’étude en 1952. Celle-ci va notamment gérer l’implantation de la Commerzbank au Luxembourg en 1969. Elle sera incorporée en 2002 à l’un des membres du Magic Circle londonien, Linklaters, mais la continuité familiale sera assurée avec une quatrième génération en la personne de Guy Loesch. Voilà pour un concentré historique à travers une étude, symbole de l’internationalisation progressive du centre financier. Comment en est-on arrivé là ?

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le centre financier s’ouvre et se diversifie au gré des innovations financières émanant des cabinets. Les atouts fonds d’investissement et émissions obligataires (euromarchés) sont ajoutés à la carte holdings. L’association scellée en septembre 1964 entre de deux avocats, André Elvinger et Jean Hoss, marque un tournant dans la spécialisation accrue du métier d’avocat d’affaires. Le premier est issu d’une famille de notables avec plus particulièrement un oncle, Paul, aussi avocat, échevin à la Ville de Luxembourg, puis ministre (DP) de l’Économie. Par son biais, le Luxembourg s’ouvre aux capitaux américains. Le jeune cabinet Elvinger & Hoss assiste les entreprises de l’Oncle Sam qui envisagent une installation au Grand-Duché, profitant le cas échéant des incitations mises en place par le gouvernement. Benoît Majerus relève ici qu’en plus de défendre les dossiers individuels de leur clients, Elvinger et Hoss provoquent des décisions de « jurisprudence » de l’administration. En 1968, ils réussissent à faire bénéficier les sociétés d’investissement du régime favorable accordé aux holdings grâce aux bonnes relations que l’étude entretient avec deux fonctionnaires de la haute administration fiscale. Voici l’un des jalons de l’industrie des fonds locale. L’historien parle de l’acquisition d’un « capital bureaucratique ». Il n’est plus seulement question de connaître la loi et d’en faire bénéficier ses clients, mais de façonner la législation. Est aussi souligné le capital social d’une étude comme celle qui deviendra EHP : André Elvinger et Pierre Jaans, régulateur-en-chef du secteur financier pendant 25 ans, faisaient du vélo ensemble. Jean Hoss et Jacques Santer, ministre des Finances (1979-1989) et Premier Ministre (1984-1995), étaient des amis très proches. Pour attester de la prépondérance de l’étude, l’historien cite Steve Cormack, qui a installé Peat Marwick (futur KPMG) au Grand-Duché entre 1979 et 1989  : « They were the Platinum standard, the Gold standard in Luxembourg. If you wanted to get something done, you went to them and if there wasn’t a law they would have a law made. They were very clever guys, very well connected. Very international and obviously very luxembourgish. »

D’autres cabinets se développent parallèlement dans le droit des affaires. L’étude Dupong, créée en 1947 par Jean et Lambert Dupong, fils de Pierre Dupong, Premier ministre et ministre des Finances (1937-1952), est l’un d’entre eux. L’étude s’illustre notamment en conseillant l’International Investment Trust (IIT), le principal fonds mis en place par Bernie Cornfeld dont l’empire financier (IOS) s’est écroulé dans les années 1970. Bernard Delvaux devient, lui, le premier avocat luxembourgeois cité dans le Financial Times, pour son rôle de legal adviser du prêt de l’État italien sur l’euromarché en 1964. Nonobstant des développements remarquables de l’après-guerre, le petit monde du conseil en affaires au Luxembourg se limite à une petite quarantaine d’avocats à la fin des années 1980 (sur 250 inscrits au barreau).

À ce moment, se développe la firme aujourd’hui connue sous la marque Arendt & Medernach. Le remier patronyme tient à Ernest, un autre patriarche du centre financier luxembourgeois. Avec André Elvinger et Jacques Loesch, il a participé à la rédaction de l’arrêté grand-ducal de 1972, après le scandale IOS, qui donne une première règlementation, « très légère, autour des fonds d’investissement », détaille Benoît Majerus. Ernest Arendt est entré au Conseil d’État et y a joué un rôle majeur dans la transposition de la première directive européenne concernant les fonds d’investissement.

Trois « jeunes loups » aux profils complémentaires s’associent au père-fondateur : Paul Mousel (spécialiste du droit des affaires), Guy Harles (ancien du service financier de l’Arbed, proche des milieux catholiques) et Claude Kremer (ancien étudiant de la London School of Economics et transfuge d’EHP où les structures familiales allaient limiter sa soif de développement entrepreneurial). Ainsi naît Arendt & Medernach, cabinet affairiste qui investit le marché du droit financier. Celui des fonds d’investissement, plus technique et exigeant en capital, prend son essor dans les deux principales firmes, EHP et Arendt. Celui de la domiciliation, en sous-marin, dans les études plus modestes. Le nombre élevé, 61, de cabinets cités sur la base de données offshore leaks du consortium de journalistes ICIJ autour de 2017 fera remonter à la surface tout ce petit monde un peu honteux quoique bien content de pouvoir se retrancher derrière son secret professionnel face aux assauts de l’administration des contributions directes, bien moins docile que dans les décennies précédentes. En 1989, l’International Financial Law Review distingue les études EHP et Wolter&Loesch, les « traditional firms », des Arendt & Medernach et Zeyen,Schmitt,Bonn & Prum considérées comme « young » and « aggressive ».

L’industrie des fonds se développe. À la fin des années 1980, le Luxembourg de la finance présente un double avantage : une fiscalité attractive et des avocats d’affaires bon marché selon les standards internationaux, de quoi alimenter la dynamique. Les cabinets internationaux menacent. Les entreprises d’audit flairent là aussi l’opportunité et une concurrence s’exerce sur le conseil juridique aux entreprises. Les avocats luxembourgeois envisagent alors une loi pour protéger le marché du droit. « Écrite par des avocats luxembourgeois pour des avocats luxembourgeois », selon Benoît Majerus. La préparation de la loi sur la profession d’avocat (qui sera votée en 1991) provoque pour la première fois des tensions ouvertes avec d’autres professions sur la place financière. La proposition est élaborée en 1986-1987 par André Elvinger, lorsqu’il est bâtonnier. Elle est voulue protectionniste, avec la nécessité de parler le luxembourgeois (c’est la décennie du « nationalisme linguistique »), l’allemand et le français. Le lobby des banques (ABBL) s’en offusque. « La place bancaire de Luxembourg souffre du manque d’avocats spécialisés dans des domaines hautement techniques tel que le droit fiscal, le droit des affaires et le droit international. Les délais pour obtenir au Grand-Duché de Luxembourg les avis juridiques formels sont longs », écrit l’ABBL dans son avis sur le projet de loi. L’association des juristes de banques (ALJB) alerte aussi sur le manque d’avocats. L’International Financial Law Review se fait l’écho du mécontentement des acteurs internationaux. La revue souligne « l’endogamie du monde des avocats luxembourgeois, la lenteur des procédures de l’IML (ancêtre de la CSSF, ndlr), le côté rétrograde d’une législation nationaliste, la difficulté d’avoir des agréments et la taille trop réduite du champ luxembourgeois des juristes qui serait devenue particulièrement visible lors du scandale de la BCCI », narre l’historien.

Benoit Majerus relève que le barreau luxembourgeois est le seul barreau européen à s’opposer explicitement à la directive européenne, présentée par la Commission en 1994, « visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre ». Au Parlement européen, quatre des six députés luxembourgeois interviennent lors des débats pour faire entendre leur opposition, notamment en introduisant un amendement concernant le régime linguistique. La résistance est menée par la députée chrétien-social Viviane Reding, mais le parlementaire socialiste Ben Fayot (peu connu pour sa proximité avec les avocats d’affaires, sinon d’avoir eu un fils, Franz, passé par EHP de 1997 à 2015) s’est associé à la fronde (avec Astrid Lulling, CSV, et Marcel Schlechter, LSAP). Une fois adoptée, en 1998, la directive fait l’objet d’un recours en annulation du Luxembourg devant la Cour de justice des communautés (CJCE). Il est rejeté en novembre 2000. La loi luxembourgeoise repasse au Parlement national pour un toilettage. La commission juridique de la Chambre compte dix avocats parmi ses onze membres. Le rapporteur de la loi est Patrick Santer (CSV), avocat travaillant chez EHP, le président de la commission est Laurent Mosar (CSV), avocat d’affaires et féru de domiciliation. La nécessité de parler luxembourgeois est réaffirmée, mais elle se base sur un substrat légal pensé plus solide. La CJCE retoque une nouvelle fois la loi en 2007. Le Grand-Duché laisse tomber toute obligation linguistique. « L’effet au niveau des inscriptions est immédiate », retrace Benoît Majerus. En 2006-2007, 1 076 avocats sont inscrits au barreau. Il sont 1 526 un an plus tard.

L’historien déterre des dossiers législatifs portés par les gouvernements successifs au bénéfice des avocats et, concomitamment, à celui du centre financier national, avec l’imbrication des avocats dans les « rouages » politiques. Ainsi, la nouvelle loi sur les domiciliations transposant la directive européenne est déposée par le ministre de la Justice, Luc Frieden (CSV), ancien avocat d’affaires chez Bonn & Schmitt. Le rapporteur de la loi est Laurent Mosar. Le député-avocat veut exclure explicitement « e Paraïsser Affekot, e Münchener Réviseur d’entreprise oder e Bréisseler Expert-Comptable ». Seuls les professionnels agréés au Luxembourg, dont les avocats (auto-controlés), pourront domicilier les sociétés.

Les avocats d’affaires apparaissent continuellement dans les instances de réflexion stratégiques : dans la Commission chargée d’étudier l’amélioration de l’infrastructure législative (la CAIL dont était notamment membres Jean Hoss, EHP, et Jean-Claude Wolter, Loesch) installée en 1980 par le gouvernement Werner-Thorn-Flesch ou dans le Haut comité pour la place financière (HCPF), créé en 2010 par Luc Frieden. Benoît Majerus explique au Land : « Les avocats d’affaires participent d’une manière très étroite à la fabrication du cadre légal qu’ils sont censés appliquer par la suite ». Les organisations internationales comme l’OCDE reconnaissent ce « processus d’ingénierie législative et réglementaire reposant sur la collaboration des pouvoirs publics et des professionnels du secteur financier », explique Catherine Bourin, membre du comité de direction de l’ABBL, ce mercredi à la BNL. L’OCDE, organisation promouvant la convergence des politiques économiques (libérales), vise ici les partenariats structurés et reconnus plus ou moins officiellement, comme la CAIL… qui est devenu le Codeplafi dans les années 2000, présidé par le directeur général de la CSSF.

Catherine Bourin souligne en outre le travail de préparation législative élaboré par le centre universitaire et son Laboratoire de droit économique fondé en 1996 par André Prüm. « Ce laboratoire a été à l’origine de nombreux projets de recherche qui ont donné naissance à des lois majeures pour la place financière », raconte sa première salariée. Catherine Bourin évoque la loi sur la titrisation, celle sur le commerce électronique ou les travaux préparatoires sur le droit des sociétés. D’autres textes de lois bancaires (loi de 2005 sur les contrats de garantie financière, loi de 2001 sur la circulation des titres, loi de 2013 relative à la dématérialisation des titres) ont été directement régigés par Philippe Dupont, avocat des banques au sein de la firme Arendt & Medernach. « Effectivement, le cadre réglementaire a très souvent été l’œuvre de la communauté des juristes et avocats de la Place, qui, réunis au sein de ces commissions, ont tenu la plume d’un grand nombre de textes législatifs », résume Catherine Bourin.

Au cours de ses recherches, Benoît Majerus a aussi remarqué que, dans le monde des juristes luxembourgeois, quelques-uns comme Patrick Kinsch exprimaient des inquiétudes doctrinales et politiques. Le code fabriqué dans le domaine financier est souvent un droit dérogatoire à l’extérieur du droit commun. Ce droit dérogatoire est un droit des circulaires qui ne passe pas par le contrôle parlementaire : « Il est moins légitimé démocratiquement, instauré sans débat public, ni transparence », relate l’historien. Puis il conte, dans les années 2000-2010, la guéguerre entre la profession d’avocats et les Big Four. Un je-t’aime moi-non-plus ponctué de renvois d’ascenseurs (plus précisément de clients) et de recours en justice pour empêcher les PWC, KPMG ou EY d’ouvrir leurs cabinets de conseil juridique. Benoît Majerus a rencontré Marie-Jeanne Chèvremont, cheville-ouvrière du développement de PWC au Luxembourg, aujourd’hui l’un des principaux employeurs du pays : « On avait des clients (des fonds d’investissement, ndlr) qui nous demandaient de préparer le prospectus. Comme j’avais beaucoup travaillé dessus, bien sûr je pouvais faire un prospectus (…) J’ai été convoqué une paire de fois par le bâtonnier », témoigne celle qui a été recrutée par la firme Arendt&Medernach en 2007, la plus importante au Luxembourg, pour structurer l’entreprise à l’image des grands cabinets d’audit.

Benoît Majerus attire en outre l’attention sur des paradoxes piquants. Les avocats d’affaires se considèrent souvent comme « les hérauts d’une vision libérale ». Ils se plaignent régulièrement des excès de régulation. Or, ils requièrent traditionnellement une plus grande régulation de leur profession. Ce pour mieux protéger leur pré-carré national, mais pas que. Si le paysage du droit des affaires luxembourgeois s’est internationalisé, « l’espace légal » est lui resté luxembourgeois et il « doit le rester pour constituer un élément distinctif dans la compétition sur les marchés financiers globalisés », comprend Benoît Majerus. Un article académique paraîtra sous sa plume dans les prochains mois. Une lecture gramscienne de l’histoire : Les chefs d’entreprises, ou une élite d’entre eux, doivent se montrer « capables d’être des organisateurs de la société en général, dans l’ensemble de l’organisme complexe de ses services, jusqu’à l’organisme d’État, car il leur est nécessaire de créer les conditions les plus favorables à l’expansion de leur propre classe – ou bien ils doivent du moins posséder la capacité de choisir leurs commis, auxquels ils pourront confier cette activité organisatrice des rapports généraux de l’entreprise avec l’extérieur », écrivait Antonio Gramsci.

Pierre Sorlut
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