L’heure du stream

d'Lëtzebuerger Land du 03.02.2023

Il faut reconnaître à l’hiver luxembourgeois une rigueur particulièrement propice aux soirées home cinéma. Bien blotti au fond de son canapé, sous deux ou trois couvertures épaisses, une tasse de grog fumant à portée de main et une télécommande dans l’autre, on oublie sa note de gaz et d’électricité, la note de maths ou d’allemand des enfants, pour se consacrer à la note positive sur laquelle devrait se terminer la journée : un bon petit film en famille. Du rire, du drame, de l’amour, des cascades, du suspense, de l’horreur, qu’importe, tant que c’est autre chose que la réalité.

Et là, c’est le drame. La déception est la hauteur des espérances. La solitude de l’adulte cherchant désespérément quelque chose à regarder sur Netflix vous rappelle combien le monde est mal fait, combien le progrès est décevant, combien les promesses de la technologie ne valent pas mieux qu’un courrier électronique vous annonçant une valise pleine de lingots d’or en provenance du Nigéria en l’échange d’un transfert Western Union. Selon toute probabilité, votre soirée va ressembler à l’un des scénarios suivants :

Scénario 1 : Vous aviez mis de côté ce fameux film dont vous avez tant entendu parler. Cinq étoiles. Des acteurs super. Une note IMDB supérieure à sept. Tout s’annonce bien. Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, et accepter une preuve de plus que votre cerveau a gardé de la place pour des informations inutiles plutôt que pour ce qui aurait pu vous servir. Vous êtes encore capable de chanter par cœur l’intégralité des couplets de La Tribu de Dana ou de 99 Luft Ballons, mais vous avez oublié les titres des films vus il y a quelques années. Pourquoi vos neurones ont-ils donc donné plus de priorité à ces paroles inutiles qu’à des informations autrement plus utiles comme votre passé cinématographique, la date d’anniversaire de votre belle-mère ou l’endroit où vous avez rangé vos clés de voiture ? Bref, au bout de cinq minutes, vous ressentez une impression de déjà-vu. Au bout de dix minutes, le moindre dialogue vous revient. Au bout de quinze minutes vous arrêtez et supprimez le titre de la liste.

Scénario 2 : Vous n’avez rien préparé, et vous passez deux heures à tenter de choisir quelque chose qui susceptible de satisfaire votre envie du moment. Dans les années 80, si vous n’étiez pas passé au vidéoclub, et si vous n’aimiez pas le programme des trois chaînes télévisées, le constat avait le mérite de la rapidité : ce serait une soirée lecture ou Monopoly. Aujourd’hui, impossible de se résoudre à croire qu’il n’y a pas une pépite cachée parmi les milliers de titres disponibles. Alors, oui, vous passez bien la soirée devant la télé, mais vous ne regardez que des images de couvertures, rangées dans des listes défiant toute logique (« films pour la famille », « nouveautés », « à la une », « récompensés à Hollywood », « salués par la critique », « tirés d’un livre », etc.). Oubliez la catégorie « spécialement pour vous », dont la pertinence des suggestions semble plutôt tenir aux conseils vestimentaires de votre grand-mère qu’aux conseils avisés d’un ami bienveillant. Vous vous sentez comme un touriste devant un buffet de nourriture, qui ne sait pas choisir devant autant d’abondance, le nombre de plats proposés laissant supposer une qualité inversement proportionnelle à la quantité.

Scénario 3 : Quelqu’un a choisi à votre place pendant que vous terminiez la préparation du grog fumant. Vous vous retrouvez devant un film de super-héros dont la virtuosité technique ne compense ni la faiblesse du scénario, ni la médiocrité du jeu d’acteurs. Ou bien devant une de ces comédies romantiques où les amoureux s’amusent tellement qu’on aimerait partager leur bonne humeur, mais où c’est impossible car le réalisateur a préféré acheter les droits de chansons entraînantes plutôt que de payer un dialoguiste digne de ce nom. Ou bien encore devant l’épisode 4 de la saison 3 d’une série dont vous n’avez pas encore vu un seul épisode. Bref, un programme assez radical contre l’insomnie, ce qui serait parfait s’il était deux heures de plus, et que vous étiez déjà dans votre lit.

À ce stade de la soirée, vous songez pour la
cinquantième fois qu’il serait peut-être temps de résilier votre abonnement, ou, pire, de souscrire un nouvel abonnement sur une plateforme supplémentaire où, attiré par le menu aguichant, vous finirez achevé par une fatale indigestion de culture, sort toujours plus enviable que celui des protagonistes de La Grande Bouffe (film de Marco Ferreri, disponible sur LaCinetek).

Cyril B.
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