Bande dessinée

Le besoin vital de dessiner

d'Lëtzebuerger Land du 21.05.2021

Dessinatrice attitrée de Libération depuis le 1er avril dernier, Corinne Rey, alias Coco, a sorti le 11 mars Dessiner encore. Un album magnifique sur la manière dont elle a vécu, de l’intérieur, l’attentat contre Charlie Hebdo et comment le dessin lui a permis de remonter la douloureuse pente du sentiment de culpabilité.

« Des fois, ça va. Des fois ça me submerge. Ça m’emporte / c’est plus fort que moi / Je ne maîtrise plus rien / Je ne saurais dire quand ça s’arrête. Si ça s’arrête. / C’est incontrôlable. Ça vient à tout moment m’avaler et me replonger dans cette poignée de minutes qui a bouleversé ma vie ». C’est avec ces mots que débute Dessiner encore. Des mots fort illustrés, par une mer en furie inspirée de la célèbre estampe du peintre japonais Hokusai, La Grande Vague de Kanagawa, dont les remous jouent de mauvais tours à un pauvre petit personnage sans défense.

« La poignée de minutes » dont il est ici question, est, bien évidemment, celle du matin du 7 janvier 2015. Après Luz (Catharsis en mai 2015) et Catherine Meurisse (La Légèreté en avril 2016), Coco revient elle aussi en bande dessinée sur l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo qui coûta la vie à douze personnes dont huit collèges de la dessinatrice. Contrairement à Luz et Catherine Meurisse, arrivés en retard à la tristement célèbre conférence de rédaction du 7 janvier, Coco, elle, était dans les locaux quand ont débarqué les deux terroristes. C’est même elle qui verra la première ces « lâches sans visage, armés jusqu’aux dents, déterminés à tuer des journalistes et des dessinateurs libres, au nom de leur dieu ».

Cette journée, la dessinatrice la raconte dans le détail de la page 83 à la page 131 de ce beau pavé bleu, puis à nouveau de la page 189 à la page 200. Elle ne cache aucun aspect. Son passage par la halte-garderie pour déposer sa fille, ses courses à la supérette, le métro, la sensation de bien-être qui l’accompagnait ce matin-là, le film vu la veille en DVD, les crottes de chien dans le rue, la petite clope avant de monter dans les locaux… et puis le code pour entrer dans les locaux, les retrouvailles avec les collègues pour cette première réunion de rédaction de l’année, les bavardages, les rires et les discussions parfois houleuses. Des engueulades – « assez Charlie » note Coco – entre une bouchée de galette bretonne et un bout de cake bio.

La réunion s’éternise, mais la jeune maman doit être de retour à la garderie à 12h30. D’habitude elle part à 11h50, « mais allez savoir pourquoi, pas cette fois. J’ai eu envie de partir plus tôt (…) Je suis partie comme ça. Discrètement. Sans dire au revoir à tous. Parce que je ne voulais pas déranger », écrit-elle. C’est là, qu’en arrivant au rez-de-chaussée de l’immeuble qu’elle tombe nez à nez avec ces deux ombres cagoulées et armées. « Amène-nous à Charlie Hebdo (…) On est Al Quaïda Yémen », lui ordonnent-ils. « Sur le moment, comme il a marmonné ça d’une traite dans sa cagoule, j’ai mal entendu. J’ai compris « on est Al Quaïda Rennes ». Haha…oui c’est vraiment trop absurde », avouera-t-elle bien plus tard à son psy, avant d’ajouter : « Tout en moi était pétrifié. Mon corps se mouvait comme un automate, mon esprit était vide et incapable de penser ». Elle les mènera donc devant la porte, composera le code d’accès… On connaît la suite.

Coco doit depuis vivre avec ses « si », « Et si j’avais fait quelque chose ? », « si j’avais appelé au secours ? », « si j’avais essayé de m’enfuir ? », « si je les avais poussés dans les escaliers ? », « et si j’avais pas tapé ce putain de code ? »… et si, et si, et si. La voici « rue des remords et des regrets », « carrefour de la honte » et « impasse de la grande solitude » à la fois.

Dessiner encore est aussi le récit de tout ce parcours post-traumatique, les moments de mieux, les moments où on touche le fond, les tentatives pour externaliser tout ce stress... Il sera bien évidemment aussi question des attentats de l’Hyper Cacher, de la grande marche du 11 janvier, de l’accueil de l’équipe de Libé, du « numéro des Survivants » avec en Une ce dessin de Luz avec Mahomet la larme à l’œil avec la pancarte « Je suis Charlie » et au-dessus de lui la phrase : « Tout est pardonné » ou encore des distensions survenues entre des membres du journal quelques mois après les faits.

Il sera également question des précédentes attaques, aussi bien terroristes que judiciaires, contre Charlie et de tous ces grands et petits renoncements à la liberté de la presse, d’expression et d’opinion de la part de personnalités politiques, de célébrités ou d’anonymes – ainsi que du droit au blasphème – qui ont fini par faire de Charlie une cible pour les extrémistes.

Malgré la lourdeur du sujet, Coco arrive à raconter tout ça avec humour, ironie et autodérision. Avec tendresse aussi quand elle met en image de nombreux souvenirs de camarades de Charlie, et tout particulièrement les modèles et mentors qu’ont été Cabu, Charb et Tignous.

Dessiner encore est une vraie réussite aussi bien narrative que graphique avec ce noir et blanc entrecoupé par des couleurs plus ou moins présentes selon l’état moral du moment. Un récit de 353 pages, dont la conclusion se trouve, en partie, dès la page 21. On y lit : « On se relève et on lutte, par tous les moyens. Comme on peut. Moi, j’ai essayé de faire obstruction par le dessin. Barrage à l’insensé. Dessiner pour ne plus penser. Dessiner, dessiner, dessiner… ». Des propos qui trouveront ensuite leur écho dans les trois dernières pages de l’ouvrage : « Je n’oublierai jamais… / Je dois dessiner, dessiner encore… ». Dessiner pour ne pas oublier !

Dessiner encore, de Coco. Les Arènes BD. ISBN : 979-10-375-0283-4

Pablo Chimienti
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