La grand-mère de Clémence, atteinte de la maladie d’Alzheimer, vit depuis quelques temps dans une maison de retraite dont elle fugue souvent. Quand le personnel du foyer propose une solution médicale qui éliminera le désir de partir de la grand-mère, Clémence, la vingtaine, ne peut l’accepter. Ne m’oublie pas est l’histoire de la tendre révolte de la petite-fille, ou plutôt de sa réaction de résistance à la fatalité prévue pour sa grand-mère : elle l’enlève et elles partent pour un road-trip, une aventure de vie salutaire.
Résistance, donc, de la petite fille face à la destinée à laquelle la société oblige sa grand-mère chérie : l’enfermement physique « nécessaire » dans une maison de retraite ; suivi de l’enfermement mental dans la solitude de sa maladie et dans un « traitement chimique doux, calmant » censé l’aider, solution qui en réalité revêt une violence inouïe. La méthode de Clémence ? L’amour.
On comprend en lisant qu’il y a une grande part de vécu dans cette fiction cathartique qu’Alix Garin a créée en hommage à sa grand-mère. Or, si une grande partie du récit est fictionnelle, son essence ne l’est pas. On fait face au ressenti des personnages, à l’impuissance de la médecine face à cette dégénérescence cognitive, au déclin de la grand-mère et à l’infinie tendresse et audace dont fait preuve sa petite fille pour lui offrir ce qu’elle peut : liberté, amour et un voyage sur la côte belge pour retrouver sa maison d’enfance. Vérité aussi, pour ce qui est de la vie au quotidien de cette maladie, l’angoisse existentielle des malades qui perdent graduellement leur autonomie et leurs moyens, la violence de l’oubli et les difficultés – pratiques et psychiques – auxquelles font inévitablement face leurs proches. Comme la nécessité de vivre avec l’oubli, de l’accepter, de construire une nouvelle relation avec les personnes atteintes de démence, une relation basée uniquement sur les émotions, ancrée de manière irrémédiable dans le présent du présent. Ne m’oublie pas traite de sujets extrêmement durs, de manière très douce.
Cette aventure, dont l’audace et la beauté renvoient à Thelma et Louise, est aussi une prise de position, un combat pour la dignité des personnes malades d’Alzheimer, une sortie du non-dit qui entoure cette démence. Car contrairement aux idées communément reçues, beaucoup de patients sont conscients de leurs troubles même à des stades avancés de la maladie. Comprendre et rencontrer le vécu du sujet souffrant, exige une grande patience, un temps incompressible de présence pour permettre l’émergence de sa parole. Clémence entre dans les méandres de la pensée fragmentaire et blessée de sa grand-mère afin de réussir à l’entendre.
Ce livre est encore une prise de position car il nous montre ce que l’on dissimule constamment : le corps vieilli, recroquevillé, plié, diminué et sa beauté. La splendeur du corps âgé, dessiné des traces du temps, corps fatigué qui retrouve la joie et le désir de vivre quand les conditions le permettent. Scène bouleversante : la grand-mère et sa petite fille prennent un bain ensemble.
Ce livre est aussi un livre sur l’amour. C’est en effet ce lien si singulier, si fort, si absolu et absolument libre à la fois, qui unit la grand-mère et sa petite fille, c’est cet amour qui n’a aucune limite qui permet à Clémence de réagir à l’approche de la mort de sa Mamycha en opposant à l’invincible une beauté infinie. Car, si la maladie d’Alzheimer est une maladie qui s’attaque de manière féroce aux malades, elle atteint aussi, par ricochet, ceux qui les aiment : on voit la personnalité de la grand-mère s’effacer et l’on voit Clémence apprendre à vivre avec elle étant autre, à l’aimer à nouveau, au jour le jour. L’intensité du moment présent est tout ce qui reste aux deux femmes, mais avec la conscience que chaque moment vécu est le primultime.
Alix Garin a sa manière de raconter l’histoire. Son dessin est minimaliste et presque abstrait. Toute son attention est consciemment portée sur les personnages et leur vécu – de l’oubli, du souvenir et du moment présent. L’histoire se déroule comme si l’on en créait un souvenir, avec Clémence – on garde donc bien les émotions, un détail, un regard, un acte et tout le reste devient vite insignifiant.
Ne m’oublie pas est un très beau livre de 220 pages et, en y plongeant, on ne lit pas seulement une bonne bande dessinée, on vit une histoire qui est constituée d’humour (la grand-mère fredonne « j’ai la mémoire qui flanche » et on entend Jeanne Moreau chanter en lisant…), d’émotions exprimées avec une sincérité qui provoque à la fois admiration, identification et cette sorte d’éveil que l’on ressent quand on sait que l’on vient de découvrir un trésor.
Ne m’oublie pas est certes l’expression de la peur de la jeune fille face à la maladie de sa grand-mère ; mais, après avoir lu ce livre, son titre résonne aussi comme un appel de la grand-mère qui nous dirait « ne m’oublie pas dans cette solitude que l’on m’impose, ne me laisse pas mourir ainsi ». D’ailleurs, quand elle voit la mer et y plonge ses pieds, quand elle est remplie d’amour, totalement libre et en bonne compagnie, la grand-mère le dit : maintenant elle peut y aller.