Luxemburgensia

La chute de la maison Weimersbruck

d'Lëtzebuerger Land du 08.02.2013

J.G. (prononcez Jigé) est l’antihéros paradoxal du roman Syncope, de Carine et Elisabeth Krecké. Un homme dont le destin semble scellé dès le début d’un roman néo-bourgeois, qui met en scène une réunion de famille dans le cadre faussement prestigieux d’un vieil hôtel suisse. J.G, en bon psychanalyste analysé, joue un double jeu qui consiste à être l’ami de la famille Weimersbruck et le thérapeute de l’héritier de leur empire industriel, dont la fortune s’est faite avec la fabrication et la vente de prothèses médicales.

Hugo Gernsback, qui s’était amusé à nommer les personnages de son seul roman d’anticipation Ralph 124C, d’après des villages luxembourgeois, aurait aimé cette invention, à la sonorité bien de chez nous, qui résonne dans le patronyme des Weimersbruck. Cette petite dynastie luxembourgeoise qui vit et revit sa nostalgie, va se dissoudre dans des jalousies, finalement très communes des membres du clan. Jigé, un antimoderne constipé, va être brisé par une solitude qu’il s’est imposée à lui même. En bon wagnérien, il déteste les sonorités syncopées modernes et se plaît à imaginer que c’est lui qui mènera les « gagnants-nés » du clan Weimersbruck à leur perte. Il sera la véritable victime de cette descente aux enfers, d’une bourgeoisie, qui elle, survivra malgré tout.

Mais Syncope est aussi l’histoire d’un lieu, celle de l’hôtel Zeitspitze. Un lieu imaginaire qui se base sur l’architecture bien réelle de l’hôtel Waldhaus à Sils Maria. Le Zeitspitze est décrit comme une sorte de Château Marmont hollywoodien pour intellectuels germanophiles. Et un crépuscule des dieux à la Visconti s’annonce par la lente décrépitude des intérieurs style Belle époque rustique. Avec la description de ce bâtiment et de son architecture surannée, dont le charme sera tourné en dérision par des personnages secondaires parfois grotesques, les sœurs Krecké dressent un décor morbide qui va accélérer les évènements du drame familial des Weimersbruck et de la disparition du personnage principal. L’hôtel Zeitgeist et ses fantômes n’est pas sans rappeler les architectures hantées du roman gothique anglais, sauf qu’ici le charme maléfique sera rompu par la réalité du crash financier de 2008.

Le seul véritable survivant de ce naufrage sera un personnage secondaire, « artiste-ouvrier » belge, parfaitement imbécile qui réussira à battre le record de durée de résidence des 420 jours que Theodor Adorno aurait cumulés dans cet hôtel. Les auteures s’amusent à enfoncer le clou avec une description d’une conférence de presse et d’un parterre de cultureux, fascinés par l’aliénation de cette caricature vivante.

Syncope est un conte de la folie bourgeoise ordinaire, transposé dans un haut lieu de la culture littéraire et philosophique de la vieille Europe. Comme le vieux Welte-Mignon, premier piano mécanique commercialisé en 1905, et dont la rengaine est à l’image des rites timorés de cette parodie du Zauberberg. Tout comme les autres artefacts du décor vont se délabrer et être détruits, J.G. va se perdre dans cette fausse atemporalité du lieu pour finalement et fatalement être dépassé par les évènements.

Christian Mosar
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