Le grand public est tenu régulièrement informé de l’évolution des marchés financiers, qui jouent un rôle croissant dans le financement des économies. Le projecteur est surtout braqué sur les marchés des actions, où les transactions sont les plus nombreuses : au niveau mondial, leur valeur moyenne est comprise entre 300 et 400 milliards de dollars tous les jours, hors produits dérivés.
Mais la plupart des gens ignore qu’il existe un marché nettement plus important, tout en étant beaucoup moins régulé : celui des devises, également connu sous l’acronyme Forex. Selon l’étude triennale de la Banque des règlements internationaux (dont la prochaine édition est attendue en octobre), les échanges quotidiens sur les devises s’élevaient à quelque 7 500 milliards de dollars en avril 2022. Mais d’après la Banque d’Angleterre, ils se montaient en avril 2025 à plus de 10 600 milliards de dollars, soit 25 à 35 fois plus que les échanges enregistrés sur marchés actions ! Ce montant représente plus que le total cumulé des PIB annuels de l’Inde, du Royaume-Uni et de la France.
Sa progression de 42 pour cent par rapport à avril 2022 a une cause facilement identifiable : la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump le 2 avril, baptisée Liberation Day, avec l’annonce d’une avalanche de droits de douane sur presque tout le reste du monde. Les incertitudes économiques et commerciales nées à ce moment, et pas encore entièrement résorbées quatre mois plus tard, ont provoqué une flambée des échanges de devises et une volatilité inédite de leurs cours, qui a elle-même alimenté la spéculation.
Le marché des changes permet aux entreprises de se procurer des devises pour payer leurs achats à l’étranger et pour y financer leurs investissements. Il sert aussi aux États pour leurs transactions internationales et, à moindre titre, aux particuliers (tourisme, transferts de fonds des immigrés). Les acteurs financiers jouent naturellement un rôle-clé, en tant qu’intermédiaires ou pour leur propre compte, avec une mention spéciale pour les banques centrales.
La croissance de la demande de devises des différents acteurs économiques n’est pas le seul facteur explicatif de l’augmentation du nombre de transactions. Par rapport à des marchés des valeurs mobilières (actions et obligations) plutôt corsetés, le Forex fait figure d’espace de liberté.
Il se distingue par son excellente liquidité, boostée par la généralisation du trading automatisé, son ouverture en continu 24h/24 et pratiquement 7j/7 et par son organisation décentralisée. Il n’existe pas de « bourses des changes » : ce sont les banques, les courtiers et les autres intervenants professionnels qui organisent les transactions, en quasi-totalité de gré à gré c’est-à-dire directement entre eux, sans confronter les ordres sur un marché central officiel. De même il n’existe aucune loi, décret ou directive réglementant le marché des changes, ni aucune autorité de tutelle spécifique. En revanche, en Europe par exemple, l’ESMA (European Securities & Markets Authority), et les autorités nationales comme la CSSF au Luxembourg supervisent le Forex dans le cadre de leur mission générale de surveillance des marchés financiers.
Contrairement aux marchés de titres qui restent très cloisonnés sur le plan géographique, le Forex ne connaît pas de frontières délimitées. Pour des raisons autant historiques qu’économiques, mais aussi à cause des fuseaux horaires, certaines places financières se distinguent. La plus importante est la City de Londres, avec une « part de marché » d’environ quarante pour cent, le double de sa rivale new-yorkaise et loin devant Singapour (neuf pour cent). Ces trois places gèrent ainsi à elles seules plus des deux tiers des échanges mondiaux, le reste se partage entre Paris, Zürich et Francfort en Europe continentale, et Hong-Kong et Tokyo en Asie.
L’activité Forex à Londres est très documentée, le Comité mixte permanent des changes (FXJSC) y réalise deux études annuelles. Sans surprise la devise la plus échangée est le dollar américain (USD) avec 44 pour cent des volumes, suivi de l’euro avec 16,5 pour cent. Trois « paires » représentent près de la moitié des transactions : la plus courante étant l’USD contre l’euro avec 25 pour cent des volumes (soit plus de mille milliards de dollars par jour en avril 2025), suivie de la paire USD-Yen (13,8 pour cent) et de la paire USD – Livre sterling (10,3 pour cent). Des chiffres qui ne traduisent aucune tendance à la « dédollarisation » des échanges commerciaux.
Dès sa campagne électorale Trump s’était fixé comme objectif de faire baisser le dollar par tous les moyens. Si ses pressions sur la Fed pour qu’elle diminue ses taux d’intérêt ont jusqu’ici échoué, son annonce sur les droits de douane allait, indirectement, dans ce sens. Au vu des difficultés attendues, les marchés financiers ne s’y sont pas trompés, avec un décrochage immédiat de Wall Street et du Nasdaq, l’indice S&P 500 ayant chuté de 12 pour cent dans la semaine suivante. Le dollar, ne faisant plus figure de valeur-refuge, a également perdu 6,2 pour cent de sa valeur face à l’euro entre le Liberation Day et le creux atteint le 30 juin. Mais il avait déjà baissé de huit pour cent depuis l’entrée en fonction de Trump.
Toutefois son évolution depuis six mois a été marquée par des hauts et bas, non seulement en fonction des résultats de l’économie américaine qui restent très incertains, mais aussi de facteurs géopolitiques. Car le positionnement de plus en plus évident des États-Unis en tant que « gendarme du monde », à rebours de l’isolationnisme défendu pendant la campagne présidentielle de Trump, rendent le pays (et donc sa monnaie) plus attractif pour les investisseurs. On l’a vu notamment au moment du conflit entre Israël et l’Iran, puis au moment de la médiation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, en attendant les résultats du sommet avec Poutine en Alaska. Le dollar a repris des couleurs, regagnant 3,3 pour cent sur le seul mois de juillet avant de reperdre un peu de terrain.
Il n’est guère étonnant dans ces conditions que les places financières aient pulvérisé leurs records de transactions en avril 2025. À Londres, la moyenne a été de 4 045 milliards de dollars par jour, soit vingt pour cent de plus que le précédent record de 3 350 milliards en avril 2024. New-York, avec une moyenne journalière de 1 377 milliards, a aussi battu son record d’activité en avril 2025.
En se basant sur les chiffres observés à Londres, le volume total des transactions de change a plus que doublé en quinze ans, ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux banques centrales des différents pays ou zones monétaires. Elles détiennent des réserves en devises pour pouvoir intervenir sur le marché des changes, notamment quand leur propre devise baisse trop (elles doivent alors en acheter en vendant des devises étrangères qu’elles possèdent). Mais selon le FMI, le total des réserves de change ne s’élevait qu’à 12 540 milliards de dollars en avril 2025, soit à peine plus d’une journée de transactions mondiales toutes monnaies confondues.
Avec l’augmentation du montant des transactions, les banques centrales risquent de rencontrer des difficultés à canaliser et contrôler les mouvements affectant certaines devises. La volatilité, consubstantielle au Forex, alimente elle-même l’augmentation des volumes en encourageant la spéculation. Il est possible de jouer à la baisse ou à la hausse d’une devise, mais également de profiter des différences de cours d’une place à l’autre. Même si elles sont infimes, elles peuvent rapporter gros en achetant ou en vendant un montant important.
Cette situation, familière aux professionnels, n’a pas échappé à certains particuliers. L'intérêt des investisseurs individuels pour le Forex s’est largement développé grâce aux nouvelles technologies et aux avantages de ce marché. Il est facilement accessible car on peut commencer avec un capital très réduit, faire jouer un « effet de levier » (prises de positions importantes avec une mise limitée) et « trader » pratiquement à toute heure, sans être contraint par des horaires d'ouverture de marchés. Il donne accès à un large choix de couples de devises et à des stratégies flexibles via la vente à découvert. Sa grande liquidité permet d'acheter et de vendre rapidement sans risque de blocage, même en cas de forte volatilité.
En contrepartie, les risques de pertes sont énormes, parfois très supérieurs à la mise initiale, surtout pour des investisseurs livrés à eux-mêmes et disposant de faibles connaissances financières. Les milliers de sites de trading en ligne destinés aux particuliers ont pour point commun des pratiques commerciales agressives, faisant miroiter des gains considérables en peu de temps. Ils utilisent souvent des influenceurs sur les réseaux sociaux, proposant des logiciels ou des sessions de formation en ligne, parfois gratuitement pour attirer le chaland.
Certains renferment de véritables arnaques. En France, la « liste noire » régulièrement tenue à jour par l’Autorité des marchés financiers (AMF) comprend plus de 400 sites frauduleux, soit davantage que pour les cryptomonnaies. Elle s’est enrichie de cinquante inscriptions en 2024, un chiffre qui devrait être dépassé en 2025.
Les sites autorisés peuvent aussi se révéler dangereux pour des investisseurs profanes. « Le marché des changes est un marché extrêmement profond, très arbitré, dans lequel l'art de la prévision est complexe voire impossible », estime le financier français Marc Fiorentino. Il estime qu’on ne compte plus les « experts » qui se trompent régulièrement sur le sujet, et il conseille aux particuliers même avertis de rester à l’écart. Les défenseurs du Forex font cependant observer que le marché des changes, sauf quelques crises isolées (sur la Livre sterling en septembre 1992 et plusieurs devises asiatiques en juillet 1997), n’a jamais connu de krach comparable à celui des marchés de titres. Ainsi l’absence de « clôture quotidienne » comme dans les bourses de valeurs limite la survenance de paniques concentrées sur une seule séance, et donc la possibilité d’un décrochage brutal comme sur les marchés d’actions.