Les philosophes face au virus (2)

Descartes et le masque trompeur

d'Lëtzebuerger Land du 14.05.2021

« Lardatus prodeo », « j’avance masqué », avertit Descartes qui était la prudence faite philosophe. Il adorait vivre caché et brouillait les pistes pour ne pas être dérangé, voire débusqué. Il lui arrivait ainsi de déménager, de se faire livrer des meubles… et d’aller vivre ailleurs. Échaudé par la condamnation de Galilée, il se protégea du virus de l’inquisition et n’enleva le masque que bien confiné, installé tranquillement au coin du feu, blotti dans sa robe de chambre. Après des années d’une vie mouvementée et aventureuse, Descartes s’en alla cocoonner dans la quiétude de la Hollande. Il mettait le masque parce qu’il se méfiait de tout, des autorités religieuses bien sûr, mais aussi de ses propres sens et s’enferma alors dans une espèce de paranoïa philosophique, par ailleurs fort féconde. « Tout le monde peut me tromper », se dit-il, confiné devant sa cheminée, « à commencer par moi-même. Qui me dit, en effet, que je ne suis pas fou ou tout au moins en train de rêver ? Mais si on peut me tromper, cela veut dire que j’existe. Je pense, je doute, je sens, donc je suis. » Descartes deviendra ainsi le premier philosophe occidental à parler à la première personne : cogito, ergo sum.

Voilà donc posé un premier axiome, suivi aussitôt d’un deuxième, condamnation de Galilée oblige : Dieu existe et, comme il est la perfection (dés)incarnée, il ne peut être trompeur. Il ne se joue pas de moi, il est le garant de ce que mes doutes et pensées soient bien réels. Le doute cartésien est aux antipodes du questionnement des conspirationnistes qui « doutent » systématiquement des sources « officielles » tout en récitant comme des prières leurs propres informations dont ils se gardent bien cependant de citer les sources. Le site expressis-verbis, auquel la nomination de sa co-fondatrice Christianne Wickler à la tête de Cargolux a valu une récente et imméritée publicité, en est un bel exemple. Les doutes ici sont en fait des certitudes aux antipodes de la rigueur intellectuelle cartésienne. Et la raison y est fort irraisonnable.

Mais le dieu de Descartes ne se borne pas à ne pas tromper, il est aussi bienveillant. Dans La Genèse n’a-t-il pas enjoint à Adam de profiter des biens de la nature, voire à se soumettre la terre. « Nous pourrions nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », renchérit le philosophe dans son célèbre Discours de la Méthode, s’attirant ainsi les foudres de générations futures d’écologistes. Mine de rien, Descartes a aussi, par ce même mouvement d’esprit, instauré le dualisme. L’esprit de l’être humain se trouve séparé de la nature, et il existe donc une différence qualitative entre l’homme le plus bête et l’animal le plus évolué. Sur ce point aussi, Descartes s’est aliéné jusqu’au dernier des antispécistes d’aujourd’hui. Le dualisme de Descartes s’applique de même à la division absolue entre l’âme et le corps. Le corps est vu comme un automate, mais là aussi Descartes a de nouveau mis son masque pour brouiller les pistes : il appelle son chien Monsieur et il imagine un automate auquel il donne le nom de sa défunte fille. Ce dualisme, tempéré par l’ironie, constitue aujourd’hui encore un garde-fou contre les docteurs Folamour de l’intelligence artificielle qui brouillent les frontières entre la machine et l’être humain. Heidegger, le philosophe nazi qui a poussé le romantisme allemand jusque dans ses derniers retranchements totalitaires, ne pouvait être qu’insensible au dualisme et à l’ironie de Descartes. Tous ces pourfendeurs ont commis l’erreur de scotomiser le « comme ». Se rendre « comme » maître et possesseur de la nature va permettre à Descartes d’endosser un nouveau masque, celui, en l’occurrence, du comédien. Car, selon l’Aristote du Problème XXX, l’acteur et, partant, le mélancolique font eux aussi comme si : mimer, en effet, n’est rien d’autre que d’imiter, de faire comme si. Dans Der Dichter und das Phantasieren, Freud écrit la même chose à propos de l’enfant et de l’artiste : jouer, apprendre et créer c’est encore une fois imiter et faire comme si.

Nous comprenons maintenant que pour Descartes « se rendre comme maître de la nature », ne veut pas dire se soumettre la nature, mais se soumettre à la nature, ce qui signifie en dernière instance observer la nature, la rendre intelligible par les lois des mathématiques et de la physique, afin de mieux pouvoir l’imiter. Ce à quoi s’essaie notamment la médecine qui se sert des sciences naturelles. Descartes, qui avait la santé fragile, s’intéressait sa vie durant à la médecine au point d’avoir envisagé une carrière de médecin. À Amsterdam, il s’installa dans la rue des bouchers pour s’approvisionner chez ces derniers des cadavres dont il avait besoin pour ses dissections, son observation donc de la nature. Il a légué à la médecine la tradition dualiste qui veut que l’âme soit radicalement différente du corps qui lui fonctionne en quelque sorte comme une machine. Cette machine, comme la nature dont elle fait partie, peut être analysée, disséquée et soignée par la médecine.

En ces temps de pandémie, Descartes n’aurait donc pas enlevé son masque, au moins jusqu’à ce qu’il aurait accepté son vaccin. Lui qui croyait, non pas aveuglément, mais rationnellement aux sciences et à la médecine, savait bien que les prudentes prescriptions et restrictions médicales s’adressaient uniquement à sa machine corporelle, et il ne les aurait sûrement pas confondues avec les dogmes et les véritables atteintes à la liberté d’agir et de penser, imposées à l’âme par l’Église et un État autoritaire, voire totalitaire.

Paul Rauchs
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