Les philosophes face au virus (I)

Levinas et le masque généreux

d'Lëtzebuerger Land du 07.05.2021

Depuis plus d’un an maintenant, les virologues nous abreuvent de tout et de son contraire, alors que les politiques interdisent tout et autorisent n’importe quoi. Pourquoi ne pas aller voir alors du côté des philosophes dont la science (humaine) aidera peut-être à poser quelques balises en ces temps de pandémie ? Depuis l’antiquité grecque, après tout, le programme des penseurs se décline en trois temps : physique, métaphysique, éthique. La connaissance de la nature induit le questionnement sur ce qui se cache derrière et débouche sur des préceptes comment se comporter en être moral et raisonnable. L’attitude des philosophes aide à prendre de l’altitude dans les conduites à tenir face au virus.

Commençons cette série par Emmanuel Levinas qui a remplacé l’Estre, cher à son maître Heidegger, par l’Autre. Cet autre dont on nous enjoint aujourd’hui de l’éviter, de nous en méfier, mais aussi de le protéger, en mettant, par exemple, le masque.

Comme le string attire le regard sur la fesse, le masque fait remarquer le visage, alors que la nudité, en exhibant l’objet, ne fait en définitive que le cacher. Le commissaire imaginé par E.A. Poe l’a bien compris, lui qui expose en plein milieu sur la table la lettre volée qu’il veut garder secrète. Ou, pour le dire avec Emmanuel Levinas, le masque imposé par les autorités sanitaires cache la face ou le faciès pour mieux permettre la rencontre avec le visage. La théorie de la Gestalt enseigne la même chose, à savoir que le visage est plus que la somme des éléments de la face. Admirer la couleur des yeux du vis-à-vis, c’est passer à côté de l’authentique rencontre, enseigne le philosophe juif lituanien, naturalisé français, marqué par la shoah, mort en 1995, dont l’œuvre est opportunément redécouverte par notre époque en mal de repères éthiques. Et voilà qu’en multipliant les épithètes pour caractériser Levinas, je viens de passer à côté de son message. Car tous ces adjectifs ne sont que des anecdotes qui détournent de l’essentiel qui veut que l’humanité soit universelle. Dans son livre Peau noire, masques blancs, Franz Fanon, psychiatre et philosophe, lui aussi récemment remis à l’ordre du jour, ne dit pas autre chose. Je ne suis pas ni-ni, mais et-et : noir et blanc, femme et homme, religieux et mécréant, esclave et maître. En ce sens, communautarismes et racisations, tant à la mode aujourd’hui, enferment l’humanité dans le ou-ou, dans des catégories au mieux stériles, au pire dangereuses.

Le visage n’est donc pas le faciès, c’est la joue que je tends à l’autre, au sens métaphorique et non christique du terme. Le visage est le reflet de ma conscience qui s’offre au reflet de la conscience d’autrui et c’est de cette rencontre que naît l’éthique. La nudité du visage signifie sa vulnérabilité. Je peux gifler la joue ou alors la caresser. Mais je ne peux pas m’abstraire de cette fragilité dont découle ma responsabilité, totale et absolue. Éthiquement, je dois répondre « me voici » ou passer mon chemin. L’essence de l’être se révèle dans la rencontre. La philosophie de Levinas n’est pas une niaiserie à l’eau de rose à la façon du Gutmensch, mais une proposition pour notre être-au-monde, pour notre Dasein si vous préférez. Comme il y a pour Kant une raison pure et une raison pratique, on pourrait dire qu’il y a pour Levinas une éthique pure et une morale pratique. Face aux dangers du virus, face à la détresse des réfugiés, face à la misère des sans-papiers, je ne peux pas, à chaque instant, payer de ma vie et de ma personne. Levinas prône alors le bien-fondé des instances intermédiaires, que ce soient les ONG ou les autorités politiques et sanitaires, dont la médecine et ses prescriptions.

Alors, ne pas porter le masque par hédonisme, par refus du sanitairement correct, par confusion d’une prudente prescription avec perte de libertés fondamentales, c’est passer son chemin devant la vulnérabilité du visage. Porter le masque par conformisme et prudence, c’est se complaire dans la mauvaise foi de l’inauthenticité décrite par Sartre. Porter le masque pour offrir sa conscience à celle de l’autrui, c’est répondre « me voici ». C’est la réponse que donnent depuis plus d’un an les infirmiers et les médecins, et c’est la réponse que donnent depuis plus d’un mois les bras qui se tendent pour recevoir le vaccin.

Paul Rauchs
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