L’échec des actionnaires minoritaires de RTL Group la semaine dernière devant la Cour de justice européenne (Land du 16.10.) rend désormais urgent pour le gouvernement le traitement du problème du retrait obligatoire des actions et de leur rachat en dehors d’une OPA. La précarité du droit luxembourgeois d’un côté et de l’autre la détermination des actionnaires minoritaires du géant de l’audiovisuel à aller jusqu’au bout d’un conflit qui s’éternise depuis 2001, devraient pousser les autorités à trouver rapidement une voie de sortie. La parution, début octobre, de l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi relatif aux retraits et aux rachats obligatoires de titres, texte qui macérait depuis plus d’un an dans les tiroirs, laisse présager le degré de priorité que revêt désormais le dossier.
L’urgence d’agir est dictée par deux considérations. D’abord la majorité gouvernementale a clairement affirmé cet été ses bonnes intentions envers la protection des investisseurs, gage, selon elle, de pérennité de la place financière. Mis à part les questions de principe, il s’agit aussi de préparer concrètement le terrain au groupe allemand Bertelsmann pour qu’il prenne enfin le contrôle de la totalité du capital de RTL Group. Un projet qu’il a depuis deux ans, mais que les lacunes du droit luxembourgeois l’ont empêché jusqu’à présent de réaliser. On se souviendra à ce propos de l’annonce qu’il fit à l’automne 2007 – pour court-circuiter une fuite imminente de l’information ? – de procéder au rachat des titres qu’il ne possédait pas encore et de sa rétractation quelques semaines plus tard, justifiée par les « incertitudes » pesant sur le droit luxembourgeois. La loi OPA de 2006 ne réglant pas le sort des rachats et retraits obligatoires en dehors des cas d’OPA (Bertelsmann détenait déjà le contrôle de RTL Group, d’où l’inapplication de la loi OPA de 2006), les dirigeants de Gütersloh ont préféré attendre qu’un cadre législatif soit définitivement fixé avant d’engager au grand-duché une opération de squeeze out (retrait) qui leur aurait permis d’acquérir cent pour cent du capital. Une option qui correspond très clairement à leur « objectif stratégique ».
Maintenant que le cas « Audiolux » a été tranché par la juridiction européenne et l’affaire renvoyée devant la Cour de cassation – sa décision finale ne devrait pas faire beaucoup de doute –, les députés vont devoir mettre un turbo dans leur moteur pour permettre notamment aux minoritaires de RTL Group de « sortir » de la société dans des conditions équitables. Le conflit avec Bertelsmann trouvera alors une issue définitive après huit ans de bataille judiciaire. Le projet de loi, qui fut déposé par le ministre de la Justice le 9 décembre 2008, devrait en principe leur assurer des garanties d’un traitement équitable avant de tirer leur révérence. Or, le texte contient un grand nombre de flous, qui ont trait précisément aux conditions financières offertes aux actionnaires minoritaires en cas « d’expropriation » de la part d’un majoritaire, dès lors qu’il dépasse le seuil de 95 pour cent. Comme souvent dans le tricotage législatif luxembourgeois, les autorités ont tracé dans la loi un cadre très vague et laissé à un règlement grand ducal (non encore connu), le soin de régler la musique, c’est-à-dire l’essentiel, au lieu de faire le contraire. Dans une matière aussi sensible aujourd’hui, avec la crise de confiance des investisseurs, que la protection des actionnaires, le gouvernement peut-il encore se laisser aller à de vieux réflexes ultra-libéraux, laissant souvent au marché le soin de se débrouiller seul ? Il en va de la crédibilité de la place financière. Derrière la technicité du projet de loi se cachent des choix politiques fondamentaux qui engageront le gouvernement sur le chemin de la finance « durable ». Dans cet esprit, la question de l’étendue des pouvoirs à confier à l’autorité de contrôle de la place financière, n’a rien de marginal.
Le Conseil d’État a rappelé ses promesses au pouvoir dans son avis sur le projet de loi relatif aux opérations de squeeze out et sell out, en exigeant entre autres que des garanties sur un juste prix soient accordées aux minoritaires. Et que ces garanties soient inscrites dans un projet de loi et non pas laissées à l’arbitraire d’un règlement grand-ducal, qui fait l’économie de l’arbitrage de la Chambre des députés et échappe souvent aussi, lorsque des raisons d’urgence sont invoquées, à un examen des Sages. Leur position rejoint d’ailleurs une analyse très antérieure que le cabinet Deminor avait effectuée du projet de loi sur les retraits et rachats obligatoires. Ce rapport de vingt pages a été rendu public cette semaine.
Le Conseil d’État s’offusquait début octobre de ce qu’il n’avait pas encore eu connaissance du règlement grand- ducal censé exécuter certaines dispositions de la procédure de retrait et rachat obligatoires, notamment sur la question du juste prix : « En l’absence de référence à un juste prix, note-t-il, de l’indication pour le moins du principe des méthodes d’évaluation de ce juste prix, de l’agencement de la procédure, y compris le contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier et d’éventuelles voies de recours, le Conseil d’État ne peut marquer son accord au texte de l’article 1er dans sa teneur actuelle et doit annoncer son refus de dispense du second vote constitutionnel ».
Les chances de faire passer une loi rapidement pourraient donc être compromises, à moins d’un changement de cap qui se traduirait par des amendements. Les membres de la Commission juridique seraient bien inspirés de le faire en tenant compte des réserves des Sages et en s’inspirant de l’analyse du cabinet Deminor. En janvier dernier, ses responsables s’inquiétaient eux aussi des imprécisions du projet de loi, soulignant la nécessité de publier le projet de règlement pour « faciliter la compréhension du projet de loi ». Ils insistaient encore sur l’importance d’intégrer dans la loi au moins quatre principes généraux : champ d’application des retraits, conditions d’exercice, garantie d’un juste prix et possibilité de recours.
La garantie d’un juste prix est au cœur des préoccupations de Deminor : « La question centrale dans le cadre d’un retrait obligatoire (et d’un rachat obligatoire) est celle du prix payé en contrepartie de l’obligation (ou du droit) de céder ses titres ». Faut-il rappeler à ce propos que la loi OPA de 2006, ainsi que la directive OPA qu’elle a transposée, consacrent l’exigence d’un juste prix lors des procédures de squeeze out ? Faut-il encore ajouter qu’un retrait obligatoire ne signifie rien d’autre pour les actionnaires minoritaires qu’une expropriation de leurs titres ? Il ne serait donc pas si monstrueux que l’impératif d’un « juste prix » figure dans la loi. « Ceci permettrait aux actionnaires minoritaires, analyse Deminor, de bénéficier d’une protection législative maximale de leurs intérêts et d’éviter (voire de réduire le risque de) toute controverse ultérieure sur leur droit d’agir en justice (dans l’hypothèse où ils contesteraient le caractère ‘juste’ du prix payé) puisque l’existence d’une telle disposition légale confirmerait expressément le droit subjectif des actionnaires et des autres détenteurs de titres à l’obtention d’un prix juste, ce droit devant par ailleurs être soumis au contrôle et à la sanction des tribunaux ».
Qui va jouer les chiens de garde pour déterminer si le prix offert par l’actionnaire majoritaire, se révèle juste ? La CSSF, selon les dispositions du projet de loi. En Belgique, ce rôle revient à la Commision bancaire (CBFA) – les minoritaires ont d’ailleurs le droit de lui formuler des remarques – et à l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France – ici, l’évaluation des titres est complétée par un avis d’un expert indépendant. Aux Pays-Bas, le cas est un peu particulier, puisque le prix est déterminé par un tribunal.
L’indication en soi de cette compétence à la CSSF n’est sans doute pas suffisante pour garantir un prix équitable aux minoritaires. Il leur faut d’autres assurances d’indépendance qui soient inscrites dans la loi – et non dans un réglement grand-ducal. « La fixation du ‘juste prix’ ne peut être laissée à l’entière discrétion du majoritaire, souligne Deminor. Sans préjudice d’un recours de la part des minoritaires, il est nécessaire de prévoir l’intervention d’une autorité pour veiller à ce que le prix payé soit juste avant même que le retrait obligatoire ne produise ses effets. Plus cette intervention sera efficace, moins il y aura de ‘risques’ que le retrait obligatoire fasse l’objet d’une contestation par les minoritaires. Cette intervention doit donc représenter un premier ‘filtre’ ». Le projet de loi ne fournit pas les détails de l’exercice de ce contrôle administratif, ni l’étendue des pouvoirs de la CSSF. Il ne donne pas non plus d’indications sur les recours possibles contre ses décisions. Défaillances que le Conseil d’État a d’ailleurs pointées du doigt.
Deminor dresse de son côté l’inventaire minimum qui doit être mis en place à côté du contrôle que la Commission de surveillance sera amenée à exercer. L’intervention d’un expert indépendant – d’ailleurs prévue dans les droits belge (et la réglementation belge a inspiré le projet de loi luxembourgeois) et français – lui paraît essentielle tout comme l’est, si l’option d’une procédure administrative devait être retenue au Luxembourg, ce qui semble inéluctable, une procédure « contradictoire et transparente » devant la CSSF. Cette option offrirait aux actionnaires minoritaires, en voie d’expropriation, la possibilité de faire valoir leurs griefs et au majoritaire d’y répondre. Le droit belge organise un « semblant de débat » entre les différentes parties.
Deminor juge également nécessaire l’introduction de deux autres « filtres ». Le premier, déjà dans l’inventaire du droit tant français que belge, prévoit l’obligation pour le conseil d’administration de la société-cible de formuler un avis sur l’offre. Pour éviter que cette opinion se résume à un clonage de la position de l’actionnaire majoritaire (le conseil d’administration est de fait l’émanation d’un actionnariat majoritaire à 95 pour cent), pourquoi ne pas introduire, à l’instar de ce qui se fait dans le Code des sociétés belge, l’exigence que le conseil d’administration charge des administrateurs indépendants de procéder à une description et à une évaluation motivée des conséquences financières de l’opération envisagée ? Un dernier postulat obligerait la CSSF, dans l’arbitrage qu’elle aura à faire sur la conformité du projet d’offre et l’équité de son prix, à motiver sa décision : « Nous insistons sur le fait, précise Deminor, qu’après avoir vérifié que les conditions légales et réglementaires pour exercer un retrait obligatoire sont remplies et s’agissant du prix, que les méthodes d’évaluation retenues sont pertinentes et que le prix est juste, l’autorité doit rendre une décision publique et motivée qui répond, le cas échéant, aux arguments et commentaires que les minoritaires ont formulés dans le cadre de la procédure devant l’autorité ».
Deminor suggère enfin d’inscrire dans le droit luxembourgeois un « prix minimum » dans les procédures de squeeze out. Un prix qui serait « au moins aussi avantageux » que celui touché par l’actionnaire ayant vendu ses titres en permettant ainsi à un autre actionnaire de prendre le contrôle de 95 p.c. de la société-cible. « Il s’agit de veiller d’une certaine manière à l’égalité entre les actionnaires minoritaires de la société ». Un vœu pieux ? Deminor a en tout cas transmis cette semaine son analyse du projet de loi à la présidente de la Commission juridique. Il appartient désormais aux députés de savoir s’ils veulent vraiment graver dans le marbre les bonnes intentions du gouvernement envers les investisseurs, quelle que soit leur taille.