Des années de bataille judiciaire et un arbitrage de la Cour de justice européenne, demandé par la Cour de cassation, qui pourrait se révéler décevant pour les actionnaires minoritaires de RTL Group (d’Land, 22.05.09). Ils en demandent sans doute beaucoup trop. Mardi 30 juin, l’avocate générale de la juridiction européenne, la Slovène Verica Trstenjak, a (provisoirement) gelé les espoirs qu’ils attendent de cette entremise des juges européens, bien que ses conclusions n’engagent pas définitivement leur verdict. Elle a en effet considéré qu’il n’existait pas, en droit communautaire, de principe général du droit « imposant l’égalité de traitement entre actionnaires et protégeant les actionnaires minoritaires d’une société, en ce sens que ceux-ci ont droit, en cas de prise de contrôle de la société, de céder leurs parts à des conditions identiques à celles des autres actionnaires ». De toute façon, a précisé la magistrate, « un principe général d’égalité de traitement des actionnaires pourrait tout au plus s’appliquer aux rapports entre une société et ses actionnaires », et non pas entre les actionnaires majoritaires et minoritaires (une thèse notamment soutenue par le gouvernement polonais).
À défaut d’une législation luxembourgeoise protectrice des droits des petits actionnaires, inexistante en 2001 au moment du raid de Bertelsmann sur RTL Group, les principes généraux du droit européen pourvoyaient-ils aux défaillances du droit privé national et des États un peu trop business friendly, comme le fut longtemps et le demeure à certains égard le grand-duché ? C’est, en gros, ce que les minoritaires d’Audiolux aimeraient s’entendre répondre. Tout n’est peut-être pas perdu pour ces desesperados, qui cherchent depuis des années à forcer l’actionnaire majoritaire de RTL Group à enfin dénouer sa bourse pour leur racheter leurs actions aussi cher (sinon plus puisqu’il faudrait y intégrer un certain nombre d’indemnités) que ce qu’il avait dû débourser en 2001 à la société d’Albert Frère. Une opération qui a donné à très bon compte à l’Allemand le contrôle presque absolu sur le groupe audiovisuel européen, sans qu’il soit obligé de passer par une offre publique d’achat. L’histoire est désormais connue. Le vide juridique qui prévalait à l’époque au grand-duché a rendu possible ce que les petits actionnaires ont vécu comme un rapt. Ou un abus de droit. On peut encore rêver. Il arrive parfois, même si les cas restent plutôt marginaux, que la Cour de justice ne suive pas à la lettre les conclusions des avocats généraux. C’est l’espoir sur lequel il leur faut désormais s’accrocher.
Verica Trstenjak a tartiné ses conclusions sur 73 pages. C’est dire si elle s’est appliquée dans une affaire qui avait fait intervenir, outre la Commission, qui n’a pas penché du côté des arguments d’Audiolux, l’Irlande, également très rétive à leurs thèses, ainsi que les gouvernements français et polonais, plutôt acquis, eux, aux arguments des actionnaires minoritaires. L’un des enjeux pour l’avocate générale a été de ne pas trop planer dans l’abstraction, au risque sinon, d’embrouiller davantage les juges de la juridiction de renvoi, en l’occurrence la Cour de cassation. Il lui faudra une réponse claire.
Derrière tout cet étalage de droit, se profile surtout le souci de la magistrate de ne pas trop « secouer le cocotier », de peur, à la fois de déclencher une petite révolution dans le droit des sociétés au niveau communautaire, mais aussi d’empiéter sur les plates-bandes du Conseil des ministres de l’UE et du Parlement européen, censés faire les lois. Comme si la Cour de justice de l’UE avait peur du pouvoir qui est le sien et que face au vertige qu’une jurisprudence « Audiolux » serait susceptible de donner, la juridiction serait tentée de choisir la retenue.
Il y a tant de divergences entre les écoles de pensées, selon leur degré de libéralisme, sur la portée du principe général de droit, qu’il est parfois indiqué de s’en tenir à la plus grande prudence. C’est en tout cas la position prise par l’avocate générale de la Cour. Comme elle l’a souligné, la notion même de principes généraux du droit fait encore débat en Europe. On ne serait d’accord que sur un point : celui de « considérer que les principes généraux du droit revêtent une grande importance dans la jurisprudence pour combler des lacunes ou à titre d’outil d’interprétation ». C’est bien pour ça que les actionnaires d’Audiolux ont demandé à la juridiction européenne d’arbitrer, en essayant de la forcer à sortir sur un champ de mines. Il n’est pas certain que les juges aient envie de jouer les kamikazes. L’enjeu de la question préjudicielle va au-delà du simple intérêt d’un petit noyau d’actionnaires luxembourgeois très remontés contre un gros actionnaire. Les gens d’Audiolux s’accrochent depuis le début de leur procès contre Bertelsmann à l’existence dans l’UE d’un principe général d’égalité des actionnaires. Mais pour faire reconnaître ce droit – ce que les juridictions nationales n’ont évidemment jamais fait, d’où la saisine de la Cour de justice européenne –, il leur faut démontrer que l’obligation de faire une OPA revêt « une importance si fondamentale, qu’il a trouvé une expression dans le droit primaire ou dans de nombreuses normes du droit communautaire dérivé ». Le défi est donc de taille.
Si les droits fondamentaux, dont le principe d’égalité fait partie, sont des droits que les particuliers peuvent opposer aux pouvoirs publics, soutient l’avocate générale dans ses conclusions, il serait « douteux », à ses yeux, de transposer directement, comme le revendique Audiolux, le principe général d’égalité, reconnu dans la jurisprudence de la Cour, à un domaine qui relève du droit privé au sein des États membres. « Le principe d’égalité ou le principe de non-discrimination ne font pas partie des principes directeurs traditionnels du droit privé », précise-t-elle. Un point pour Bertelsmann.
N’y a-t-il pas quand même dans le droit des sociétés de la Communauté une obligation d’égalité de traitement des actionnaires « en tant qu’expression particulière du principe général d’égalité » ? Il n’y aurait pas là non plus matière à alimenter le moulin des Audiolux, selon Verica Trstenjak. Dans le droit international public, notamment dans les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE (2004), rappelle-t-elle, il n’y a pas de mention explicite au rachat obligatoire. Rien donc à pêcher de ce côté-là. Les actes des institutions communautaires ne sont pas non plus d’un grand secours, car si elles font allusion à une obligation d’égalité de traitement des actionnaires, les « nombreuses » dispositions du droit communautaire concernent uniquement les actionnaires qui se trouvent dans la même situation, tant en ce qui concerne la participation que l’exercice du droit de vote. Et toutes ne sont pas contraignantes (par exemple la recommandation du conseil de 1977, abondamment citée par les avocats d’Audiolux). « La notion d’égalité des actionnaires, explique l’avocate, apparaît en filigrane dans l’ensemble du droit des sociétés de la Communauté et de ses États membres et constitue manifestement un idéal dans ce domaine. Elle ne peut cependant pas encore prétendre avoir acquis rang de droit constitutionnel dans un de ces ordres juridiques ». À cela s’ajoute, selon la magistrate, l’absence de « conviction commune dans la doctrine » qui fait apparaître de « profondes divergences » chez les commentateurs du droit sur la nature juridique de la notion d’égalité des actionnaires. Un autre point pour le géant allemand.
D’ailleurs, s’il avait existé un principe général d’égalité des actionnaires pour régler les OPA, avec la mécanique d’une montre suisse, quelle aurait été l’utilité d’harmoniser les règles au niveau communautaire ? s’interroge encore l’avocate. Son passage en revue de la directive de 2004, imposant dans l’UE l’obligation pour un raider de faire une offre à tous les détenteurs de titres à un prix équitable n’est pas davantage très utile aux minoritaires d’Audiolux.
D’abord parce qu’il n’y a pas d’application directe d’une directive, qui ne fut transposée qu’en mai 2006 par le Luxembourg. De plus, ce serait, selon l’opinion de Verica Trstenjak, détourner l’intention du législateur communautaire que de vouloir rendre les effets de la directive OPA rétroactifs : « la reconnaissance par voie prétorienne, écrit-elle, d’un droit des actionnaires minoritaires au rachat obligatoire, sous la forme d’un principe général du droit ne serait pas conforme à la volonté du législateur communautaire. Elle aboutirait en définitive à une application rétroactive de la directive 2004/25, ce qui serait également contraire aux exigences de la sécurité juridique ».
La magistrate estime enfin que la reconnaissance par la Cour de justice d’un principe général d’égalité des actionnaires « risquerait d’aller à l’encontre de l’équilibre institutionnel voulu par le traité, dans la mesure où la compétence législative de la Communauté est exercée en commun par le Conseil et le Parlement européen ». Il n’y a donc rien à attendre de la Cour de justice, qui ne saurait « se substituer au législateur communautaire si une lacune peut être comblée par celui-ci ». On tourne en rond.
« Les conséquences d’une reconnaissance par la Cour d’un principe général d’égalité des actionnaires tels que le réclament les demandeurs au principal seraient imprévisibles », souligne enfin la magistrate. C’est bien ce qui fait peur à tout le monde. Les juges, dont on attend désormais le verdict pour la fin de l’année ou au début 2010, devant faire preuve d’une « certaine réserve », ils n’oseront peut-être pas ouvrir la boîte de Pandore. En tout cas, l’avocate générale ne les y encourage pas.