Le Rapport Travail et Cohésion Sociale irriguait le plaidoyer de Caritas. Qui politisera les résultats de l’édition 2024 ?

Everybody knows

Tom Haas, Max Hahn, Serge Allegrezza et Louis Chauvel, ce mardi
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 27.09.2024

C’est le dernier show de Serge Allegrezza. Ce mardi, à la Coque, le directeur du Statec sur le départ a présenté la vingtième édition du Rapport Travail et Cohésion Sociale devant un public clairsemé. C’est de manière oblique que l’actualité est entrée dans le petit amphi. Allegrezza a fait une brève allusion au Sozialalmanach que publiait Caritas (ainsi qu’au Panorama social élaboré par la Chambre des salariés) : « Ils ne nous citent pas toujours, mais je sais d’où ils tirent leurs chiffres ». Le dernier Sozialalmanach date de 2021. Il risque d’être le dernier. Quel usage concret les responsables politiques et les acteurs sociaux comptent-ils faire du Rapport Travail et Cohésion Sociale, a voulu savoir Allegrezza du petit panel d’invités. Le directeur de la Croix-Rouge, Michel Simonis, a profité de l’occasion pour placer un petit message auprès du ministre de la Famille Max Hahn (DP), assis à sa gauche. Contrairement à ce qui aurait été suggéré « dans un autre débat public », les organisations non-profit ne seraient pas de simples « sous-traitants de l’État […] censés ne pas poser trop de questions », mais elles auraient un rôle de concertation politique à jouer. Contacté par le Land, Simonis se réfère au principe de subsidiarité, et décrit les organisations du secteur conventionné comme « des partenaires » de l’État, ayant chacune leur « propre vocation déontologique ». Sinon, ajoute-t-il, l’État n’aurait qu’à lancer une soumission publique et à choisir le moins cher.

Le plaidoyer politique, pour lequel le Rapport Travail et Cohésion Sociale fournit la munition, est un des éléments qui distingue une Croix-Rouge ou une Caritas d’un prestataire de services commercial comme Dussmann (le premier employeur privé du pays). Ce qui fonde la légitimé historique de ces empires sociaux, nés durant la Première Guerre mondiale, mais également des organisations créées dans les années 70, comme Interactions-Faubourgs ou l’Asti, c’est que chacun peut se réclamer de ses propres traditions et cultures politiques, de son propre milieu, voire de sa propre Weltanschauung. Ce pluralisme est censé représenter la société. Créée ex-nihilo par PWC sur ordre du Premier ministre, l’entité Hëllef um Terrain (HUT) apparaît comme une incarnation du Zeitgeist. C’est également le symptôme du lent déclin de la société civile. Celui-ci touche manifestement l’Église catholique, mais également les mouvements post-soixante-huitards qui n’ont pas réussi à se renouveler. Les Big Four sont, elles, sorties gonflées à bloc des deux dernières décennies. Leurs entrées dans les ministères, banques et multinationales en font un acteur puissant. Leurs normes et rhétorique infusent l’économie. En toute logique, c’est donc PWC qui prend le relais d’une Église qui ne voulait et ne pouvait gérer la crise.

Serge Allegrezza et ses invités ont fait preuve de beaucoup de décence, ce mardi, personne n’abordant ouvertement l’affaire Caritas. Pourtant, celle-ci a provoqué une crise de confiance sans précédent dans le secteur social. Michel Simonis a donc tenu à donner des gages de sérieux. Les acteurs du secteur conventionné devraient se « challenger » et se doter de critères de performance, a-t-il expliqué. Il faudrait oser adopter un autre « état d’esprit » : « Pas de résultat, pas de paiement, pas de service ». « Cela me semble le minimum », explique Simonis après la conférence. « Nous dépensons de l’argent public. Quel est le return on investment ? Si je peux utiliser ce vilain mot... »

Serge Allegrezza a, lui aussi, parlé indicateurs, appelant la politique à se mettre d’accord sur un indice de pauvreté « correspondant le mieux à notre situation » et capable de servir comme « guide d’action ». Celui que préconise la Commission européenne est le « taux de risque de pauvreté monétaire ». Son seuil est fixé à soixante pour cent du niveau de vie médian. Le taux de pauvreté s’établissait à 18,8 pour cent en 2023. Concrètement, cela veut dire que 122 450 personnes vivent avec moins de 2 382 euros par mois ; 14 000 de plus qu’en 2022. Le mode de calcul est éminemment politique. Car le taux de pauvreté est en fait un taux d’inégalité. Tout est relatif : Les pauvres sont pauvres par rapport aux riches.

Cette logique a toujours gêné les milieux libéraux. En 2019, la Chambre de commerce avait pondu un bulletin de 188 pages pour mettre en doute la pertinence de cet indicateur « despote ». L’institution patronale, alors présidée par Luc Frieden, suggérait que la pauvreté serait le prix à payer : « Le renforcement de la concurrence entre économies, notamment dans le but d’attirer les capitaux et les talents […] pourrait mener à une nouvelle hausse des inégalités dans le pays ». Selon cette critique, assez ancienne, le taux de pauvreté serait une illusion d’optique. Parce que les riches sont de plus en plus riches (ou « les talents » de plus en plus talentueux), une large partie de la population apparaîtrait comme plus pauvre… sans s’être « réellement » appauvrie.

L’édition 2024 du Rapport Travail et Cohésion Sociale livre une flopée d’indicateurs alternatifs. En appliquant son « budget minimal », le Statec arrive à un taux de pauvreté de vingt pour cent. Il a également calculé le « revenu arbitrable », c’est-à-dire l’argent qui reste après les dépenses « contraintes », comme le loyer, le gaz ou l’assurance. Les dix pour cent des ménages les plus aisés disposent de près de 15 000 euros restants, tandis que les dix pour cent les moins aisés doivent se débrouiller avec 1 143 euros. Cela annonce des fins de mois difficiles. Le taux de risque de pauvreté « persistante » recense, lui, les personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté depuis au moins trois ans. Huit pour cent des ménages et quinze pour cent des enfants seraient touchés par cette « pauvreté chronique ».

En début de son mandat, « de neie Luc » avait érigé la lutte contre la pauvreté en « priorité absolue ». Il avait invité Caritas et la Croix-Rouge au château de Senningen, où le CSV et le DP venaient d’entamer les négociations de coalition. Sur Instagram, Luc Frieden faisait savoir que la pauvreté des enfants serait « eppes wat mech immens touchéiert ». Il a même participé à un colloque de Caritas sur la question, avouant : « Bei der Kanneraarmut muss ech nach vill léieren ». C’était fin mai dernier, et le braquage de Caritas était en plein cours. Le message du conférencier, Christoph Butterwege, dépassait probablement l’horizon idéologique de Frieden, disciple du trickle-down. « Wer über den Reichtum nicht reden will, soll auch von der Armut schweigen », expliquait le politologue allemand.

Ce mardi, le ministre de la Famille, Max Hahn (DP), s’est bien gardé de toucher à la question épineuse des inégalités. Invité au panel du Statec, il a parlé vite et beaucoup, mais sans dire grand-chose. Il est resté fidèle à l’accord de coalition, qui voit dans la « simplification administrative » un « élément-clef » de la lutte contre la pauvreté. Le problème se pose en effet : Pour l’allocation de vie chère, le Statec estime « le taux de non-recours » à 44 pour cent. Il monterait à 75 pour cent pour la subvention de loyer, selon les calculs de l’Observatoire de l’habitat.

Dans sa préface, Serge Allegrezza évoque les « icônes de la pauvreté médiatiquement acceptables », comme les monoparentaux, les working poor, et surtout les enfants. Un quart des moins de 18 ans sont menacés de pauvreté au Luxembourg. C’est un des taux les plus élevés de l’UE, seules la Roumanie, l’Espagne, la Bulgarie et l’Italie font pire. Les ménages monoparentaux apparaissent comme les exclus du paradis. Pour les mères (ou pères) qui élèvent seul(e)s plus d’un enfant, le taux monte à 48 pour cent en 2023 (contre 32,2 pour cent en 2022). Une petite consolation : Les chèques service accueil, c’est-à-dire la gratuité des crèches, cantines et maison-relais (du moins durant la période scolaire) semblent avoir un réel impact. Pour les ménages monoparentaux avec deux enfants ou plus, ces « avantages en nature » font baisser le taux de pauvreté de neuf points.

L’électorat luxembourgeois n’est pas seulement le plus riche, mais également le plus âgé de l’UE. Cela tombe bien, parce que, statistiquement parlant, les boomers autochtones s’en tirent le mieux, en partie parce qu’ils ont fini de rembourser leur prêt. Une bonne partie des électeurs vit dans une bulle de prospérité. Alors que les résidents luxembourgeois ne représentent qu’un quart de l’emploi salarié, ils constituent la moitié des membres du club des dix pour cent les plus riches. Le Statec constate une corrélation entre diplômes et revenus, mais pointe une « exception » : « Tout en figurant parmi les secteurs les plus rémunérateurs, seulement 31 pour cent des employés de l’administration publique y possèdent un diplôme d’études tertiaires ». Pour les Portugais, le taux de risque de pauvreté serait passé de 29 à 42 pour cent, et ceci en seulement une année, note le Statec. L’augmentation est tellement énorme qu’elle ressemble à un glitch dans l’enquête EU-SILC, ou plutôt au sein d’un sous-groupe pour lequel l’échantillon s’avère réduit. (La hausse resterait « dans la marge d’erreur statistique », informe le Statec.)

Le Statec fait un X-ray des revenus au Luxembourg, se basant sur les données de l’IGSS. En moyenne, un résident luxembourgeois gagne 6 327 euros par mois (brut). Sur la place financière, on gagne 9 400 euros (brut), suivi de très près par l’enseignement (9 300 euros). La moyenne tombe drastiquement dans le secteur horeca (3 370) et de la construction (4 100). L’écart des revenus ne cesse de se creuser depuis 1996. Les dix pour cent les plus riches concentrent aujourd’hui 24 pour cent des revenus, tandis que les dix pour cent les plus pauvres n’en touchent que 3,5 pour cent. (Les premiers gagnent en moyenne 8,2 fois plus que les derniers.) Et c’est sans compter les patrimoines, dont la Chambre de commerce soulignait, en 2019 déjà, que les inégalités « sont notablement supérieures à celles du revenu ». Cette question reste un angle mort au pays du secret bancaire (pour résidents) où les fortunes se transmettent tax free en ligne directe.

Pour se faire une idée (approximative) des fortunes au Luxembourg, on peut consulter la dernière édition du Luxembourg Household Finance and Consumption Survey, réalisé auprès de 2 000 ménages pour le compte de la Banque centrale. « In 2021, the wealthiest 1 percent of households in Luxembourg owned around 15% of total net wealth, the wealthiest 5 percent 34%, the wealthiest 10 percent 48%, and the top 20 percent about two thirds. The bottom fifty percent of households owned less than 9 percent of total net wealth. » Ces estimations contredisent le mythe du Luxembourg comme grande famille homogène, stable et pacifiée. En décembre 2023, Luc Frieden essayait de perpétuer cette image, déclarant dans Paperjam : « Les classes moyennes, c’est la quasi-totalité de la population ».

Bernard Thomas
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