C’était comme dans un conte de fées. Le 10 janvier il neigeait à Bucarest, le paysage était féérique et la crème des institutions européennes était présente pour les cérémonies qui accompagnaient le début de la présidence tournante de l’Union européenne (UE) que la Roumanie doit assurer pendant six mois. Tout était prêt pour que les évènements officiels se passent bien, mais il y avait un bémol : les tensions au sujet de la corruption qui divisent la classe politique et l’opinion publique. Le gouvernement social-démocrate a tenté à plusieurs reprises de limiter les pouvoirs des magistrats afin de blanchir son leader Liviu Dragnea condamné à deux reprises à la prison : en 2016 à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, et en 2018 à la prison ferme pour trafic d’influence, condamnation qu’il a contestée en appel. « Ce sont des condamnations politiques, a-t-il répété à plusieurs reprises. Je suis innocent. »
Liviu Dragnea, président de la Chambre des députés, dirige le gouvernement dans l’ombre. Ses condamnations pénales l’ont empêché d’accomplir son rêve de devenir Premier ministre. Ses tentatives visant à blanchir son casier judiciaire au moyen d’une amnistie se sont heurtées à l’opposition du président libéral d’origine allemande Klaus Iohannis et à la réaction virulente de la rue qui a été le théâtre de plusieurs manifestations anticorruption. Et les malheurs du chef de file des sociaux-démocrates sont loin d’être terminés.
Il fait aussi l’objet d’une enquête où il est accusé par l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) de Bruxelles d’avoir détourné 21 millions d’euros de fonds européens. En septembre 2016, l’Olaf avait demandé à l’UE de récupérer les 21 millions d’euros destinés à un projet de construction de routes.
Le 7 janvier, Liviu Dragnea n’a rien trouvé de mieux que d’intenter un procès contre la Commission européenne auprès de la Cour de justice de l’UE. Il poursuit la Commission de Bruxelles en tant qu’autorité de tutelle de l’Olaf, organisme qui enquête sur les fraudes concernant le budget européen. Assumer la présidence de l’Union européenne et accuser la Commission de Bruxelles est une contradiction qui semble échapper au gouvernement. « Oui, l’Union européenne est faite de compromis, mais lorsqu’il s’agit des droits humains, lorsqu’il s’agit de l’État de droit, de la lutte contre la corruption, il n’y a pas de compromis possible », a averti le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker devant les plus hauts responsables roumains réunis à l’Athénée de Bucarest.
Dans un discours tenu en roumain qui a électrisé le public de l’Athénée, le président d’origine polonaise du Conseil européen, Donald Tusk, a lui aussi rappelé aux Roumains les défis qu’ils vont devoir affronter à la tête de l’UE. « Certains pensent que c’est un signe de force d’agir en dehors des règles, a-t-il déclaré devant les hauts responsables roumains. Ils ont tort, c’est un signe de faiblesse. J’appelle les Roumains à défendre les fondements de notre civilisation : la liberté, l’intégrité, le respect de la vérité dans la vie publique, l’État de droit et la Constitution. » Froissée par les doutes exprimés par les responsables européens sur la capacité de Bucarest à présider l’UE, la Première ministre Viorica Dancila a souhaité que son pays soit traité avec respect. « Nous voulons être des partenaires égaux et respectés au sein de l’UE », a-t-elle affirmé.
Pendant que les hauts responsables roumains et européens se renvoyaient la balle à l’intérieur de l’Athénée, plusieurs centaines de Roumains s’étaient rassemblés à l’extérieur pour protester contre la corruption. « Nous voulons vivre dans l’UE et pas dans la dictature », « À bas les voleurs qui nous gouvernent », « La corruption tue », pouvait-on lire sur les pancartes qu’ils brandissaient devant l’entrée de l’Athénée. « Le gouvernement actuel ne cesse d’attaquer l’Union européenne pour gagner du capital politique, affirme Dan Teodoru, étudiant en médecine. C’est notre appartenance à l’UE qui nous garantit la liberté, l’État de droit et une justice indépendante. Mais nous avons un gouvernement corrompu et c’est une honte pour l’Europe. Nous voulons que les Européens sachent que nous, les gens de la rue, nous nous opposons à ce gouvernement. »
En novembre 2018 la Commission de Bruxelles avait publié un audit sévère sur le système judiciaire roumain dans le cadre du « Mécanisme de coopération et de vérification (MCV) » mis en place lors de l’adhésion de la Roumanie à l’UE en 2007. Peu à peu, la Roumanie a emboîté le pas de la Hongrie et de la Pologne qui boudent l’UE. Une question se pose : la Commission européenne franchira-t-elle le pas en lançant une procédure d’infraction comme dans les cas hongrois et polonais si le gouvernement roumain adopte le décret d’amnistie pour blanchir le casier judiciaire de Liviu Dragnea ? « Je suis confiant que cette amnistie ne sera pas discutée au parlement ou au gouvernement, a déclaré Jean-Claude Juncker lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Bucarest le 11 janvier. Cela poserait un énorme problème et c’est hors de question. » Reste à savoir si le gouvernement roumain entendra le message.