Les Roumains les aiment autant que le gouvernement les déteste. Les procureurs roumains déchaînent les passions depuis qu’ils s’attaquent à une classe politique réputée pour sa corruption. Le gouvernement a lancé une offensive contre les magistrats qu’il accuse d’abus dirigés contre les hauts fonctionnaires. Le 24 octobre, le ministre de la Justice Tudorel Toader a demandé la démission du procureur général Augustin Lazar. Agé de 62 ans, ce dernier est considéré par ses partisans comme le dernier rempart face à l’assaut mené par le gouvernement social-démocrate contre la justice. « Je vais continuer à travailler en respectant la Constitution et les droits de l’homme, a déclaré M. Lazar. Les critiques à mon encontre son ridicules. Le flambeau de la dignité et de l’indépendance des magistrats sera transmis aux générations futures. »
Le bras de fer entre les hommes politiques et les magistrats a commencé début 2017, à l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates, héritiers de l’ancien Parti communiste. Leurs attaques systématiques contre les magistrats ont affaibli la fragile démocratie
roumaine. Le 20 juin, le chef de file des sociaux-démocrates et président de la Chambre des députés, Liviu Dragnea, a été condamné à trois ans et demi de prison ferme pour abus de pouvoir. Condamné en avril 2016 à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, il fait l’objet d’une troisième enquête pénale pour avoir détourné vingt millions d’euros de fonds européens à travers une société de construction d’autoroutes.
M. Dragnea souhaite modifier la loi pénale afin de blanchir son casier judiciaire et limiter le pouvoir des magistrats. Son offensive contre les procureurs a porté ses fruits. Le 31 mai, il avait obtenu satisfaction après avoir demandé la destitution de la procureure cheffe, Laura Codruta Kovesi, devenue le symbole de la lutte anticorruption. « Plusieurs hommes politiques sont en train de changer brutalement la loi pénale, avait déclaré Mme Kovesi dans son dernier discours. Ils veulent protéger leur passé, leur présent et leur futur. Je demande à mes concitoyens de ne pas abandonner la lutte contre la corruption. »
Le 10 août, plus de 100 000 Roumains de la diaspora s’étaient rassemblés devant le siège du gouvernement pour protester contre la corruption au nom des cinq millions de Roumains partis en Europe de l’Ouest à la recherche d’une vie meilleure. Mais ils avaient été accueillis par des gaz lacrymogènes et des canons à eau lors d’une intervention d’une rare violence de la gendarmerie. Hommes, femmes, personnes âgées et enfants avaient été matraqués sans pitié par les forces de l’ordre. Cette manifestation, qui rappelait aux Roumains les images de la chute du régime communiste en décembre 1989, avait fait perdre aux sociaux-démocrates une grande part de leur électorat.
Les instances bruxelloises s’inquiètent des dérapages de la Roumanie, pays qui doit assumer pendant six mois, à partir du 1er janvier 2019, la présidence tournante de l’Union européenne (UE). « Beaucoup de Roumains sont inquiets quant à des changements du cadre juridique qui pourraient affaiblir la lutte contre la corruption et l’indépendance de la justice, a déclaré le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans, le 1er octobre. Ces inquiétudes sont partagées par la Commission européenne. S’il s’avère que les règles ne sont pas respectées, nous n’hésiterons pas à convoquer le gouvernement devant les instances européennes. »
Invitée à Bruxelles le 3 octobre pour une audition devant le parlement européen, la Première ministre Viorica Dancila a exprimé son indignation face à la pression européenne. « Je vous dis pour commencer que je ne suis pas venue ici pour vous rendre compte de quoi que ce soit, a-t-elle déclaré aux députés européens rassemblés en séance plénière. En Roumanie nous sommes en train de construire une vraie justice pour les citoyens. »
La Roumanie est-elle prête à respecter les règles du club européen ? Plusieurs voix du PSD évoquent déjà un choix en faveur d’une sortie de la Roumanie de l’UE. Après le Brexit, le Roexit ? « Le seul désir de ceux qui dirigent la Roumanie est de faire sortir ce pays de l’UE afin d’éviter des poursuites pénales, affirme Dacian Ciolos, ancien commissaire européen à l’Agriculture et étoile montante de l’opposition roumaine. La campagne en faveur du Roexit a commencé selon un plan mûrement réfléchi, mais c’est une position irresponsable par rapport au destin européen de la Roumanie. » Plusieurs associations promettent d’occuper à nouveau la place publique pour exprimer leur désir d’Europe. En décembre 1989, un mois après la chute du mur de Berlin, les Roumains avaient obtenu leur liberté au prix de leur vie, mais ils assistent actuellement au réveil des démons du passé.