Un des symptômes les plus étranges de l’évolution récente de notre société est le degré de professionnalisme que nous avons atteint pour gérer l’attente. Les plus jeunes n’ont pas connu l’époque où vous trimbaliez un livre de poche à chaque rendez-vous, car vous saviez que vous pourriez passer trente secondes ou trente minutes attablé à la terrasse d’un café en attendant qu’arrivent les retardataires. On improvisait. Maintenant, c’est beaucoup mieux organisé. Attendre est devenu un art de vivre. On sociabilise le dimanche matin, dans le respect des gestes barrières, en faisant la file devant la boulangerie pour ramener à la maison les meilleurs croissants de la capitale. On doit attendre qu’un site internet soit disponible pour s’inscrire sur une liste d’attente pour recevoir des doses de vaccin dont on attend des livraisons dans les prochaines semaines. Deux ans pour une cuisine, un an pour un rendez-vous chez un ophtalmologue ou six mois pour se faire livrer un vélo, sont devenus des délais normaux.
Prenons le Vél’Oh justement, comme exemple de système où les nouvelles technologies nous promettaient un progrès substantiel. Même si le nombre d’appareils est limité, plutôt qu’attendre désespérément qu’un quidam dépose un deux roues devant chez vous, vous pouvez marcher jusqu’à la prochaine station, où votre téléphone annonce une dizaine d’appareils disponibles, dont un trois étoiles, noté par une soixantaine de personnes et dont la dernière évaluation ne remonte pas à trois mois. Arrivé sur place, en utilisateur aguerri, qui s’est déjà retrouvé avec une selle rebelle, des freins récalcitrants et même une pédale qui se détachait entièrement du pédalier (expérience assez surprenante), vous commencez par inspecter la machine. La vitesse est réglée sur trois, c’est bon signe. Le panier ne présente pas le galbe typique laissé par les fesses d’un adoléphant qui se serait assis dessus. La selle ne redescend pas toute seule. Les protections en caoutchouc sont encore présentes sur les poignées. Vous avez même des freins qui fonctionnent et une sonnette qui fait « ding ding » et pas « crrk crrk ». Les petites lumières indiquent que la batterie est chargée à bloc. Marché conclu. Confiant, vous vous lancez donc dans une des montées à plus de 10 % qui font le charme de la capitale. Au bout de trente secondes, vous savez que la malédiction du Vél’Oh a encore frappé. L’assistance électrique est aussi poussive qu’une tortue anémique sous Valium. Vous vouliez bien faire un peu de sport, mais vous n’aviez pas prévu de devenir le nouveau frère Schleck. Vos mollets vous font mal, même sur la première vitesse. Le poids de l’engin semble augmenter de dix kilos à chaque tour de pédale. Vous vous faites dépasser par les trottinettes et les mamies qui tirent leur chariot de courses. Pourtant, vous savez que vous devez tenir jusqu’à la prochaine borne où, avec un peu de chance, une place libre vous attendra.
Attendre, même avec des applications mobiles et une vie connectée, c’est toujours courir le risque d’une déception (réelle) à la hauteur des espérances (virtuelles). Certes, le pire n’est jamais certain, mais les probabilités se heurtent à l’amère réalité de l’expérience. À force de notations, d’étoiles, d’avis partagés, de photographies détaillant les moindres défauts et qualités, nous avons tous perdu le goût de l’incertitude, qui pimentait nos vies passées comme le sel sur le bord du verre de Margarita. Notre déception en arrivant dans une chambre Airbnb dont le propriétaire a préféré investir dans un photographe professionnel plutôt que dans du personnel de ménage, n’a d’égale que celle de l’enfant qui découvre que les boîtes de biscuits Delacre contiennent plus de plastique que de gâteaux.
Il faut reconnaître que le numérique n’a jamais été synonyme de rapidité. Ceux qui ont vécu au temps des modems 56k se rappellent la pluie de météorites qui tombait sur le N de Netscape pendant que les pages se chargeaient à une vitesse qui donnait aux nouvelles autoroutes de l’information un petit air de croix de Cessange un vendredi à 18 heures. Aujourd’hui, le débit du réseau s’est amélioré, mais le world wide wait n’a pas complètement disparu. Certains petits malins ont trouvé une nouvelle traduction au proverbial « time is money » en revendant leur place dans des listes d’attente pour obtenir des biens frappés de pénurie, PlayStation 5 ou montre de luxe. L’explication magique c’est que les flux sont mondialisés et qu’il n’y a plus de stock. Mais il n’y pas que les flux qui sont tendus, tout le monde le devient. D’autant plus que, aujourd’hui, même pour s’attabler à une terrasse de café et sortir son livre de poche… il y a une liste d’attente !