Cent ans après le Manifeste, le Centre Pompidou de Paris offre une immersion en treize salles dans l’imaginaire poétique du mouvement

Le surréalisme revisité

d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2024

Ogni pensiero vola, non, les visiteurs de l’exposition Le surréalisme d’abord et toujours, au Centre Pompidou de à Paris, jusqu’au 13 janvier, ne liront pas cette phrase qui veut que toute pensée (s’en)vole. La gueule du monstre par où il faut passer à l’entrée ramène quand même au Sacro Bosco de Bomarzo, lieu magique que les surréalistes ont été parmi les premiers à redécouvrir, ne porte pas cette inscription. Elle pourrait aussi bien être rapprochée d’un parc d’attractions, disons la Schueberfouer. Le surréalisme tient de la sorte des deux, de la distraction et du ravissement, et au-delà d’une bien plus ambitieuse libération allant jusqu’à la révolte et la révolution. Pour Vicino Orsini, le condottiere, il avait été question déjà de libérer le cœur. « Chère imagination, renchérit André Breton, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. »

Le surréalisme vit d’une part de sa radicalité, d’autre part de sa luxuriance. Pour preuve en l’occurrence, le catalogue de l’exposition et ses deux couvertures, la violence flamboyante de Max Ernst VS la nuit d’étrange mystère de Magritte, suivant que vous voulez refaire le parcours de l’exposition ou revivre tels moments de l’histoire du mouvement. Mais retour aux premiers pas où, au bout d’un long couloir, vous débouchez sur une salle ronde avec au milieu les pages du Manifeste de 1924 déployées : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore », avant que vous ne cherchiez plus loin la définition du surréalisme comme absence de tout contrôle, et ne tombiez sur l’énumération généalogique, avec notamment Victor Hugo, surréaliste « quand il n’est pas bête ».

1. Suit pour la visite une spirale, un labyrinthe plutôt, de treize salles pour un bel inventaire de l’imaginaire poétique du surréalisme, côté œuvres visuelles en premier bien sûr, non moins toutefois côté manuscrits et imprimés. Images et textes répartis tantôt par thèmes, tels médiums, chimères, voire larmes d’Eros, tantôt par noms lourds de connotation, tels Alice (de Carroll) ou Mélusine. Sans oublier les monstres politiques, avec les dessins de Toyen par exemple, et dans les années trente, contre la montée des fascismes, la part de plus en plus grande de l’engagement.

On ne résistera pas au plaisir de pareil foisonnement de merveilleux, d’insolite, d’absurde et de non-sens, lâchez tout, voulait Breton. Il est un autre regard qui prend la relève aussitôt, comment les artistes s’y sont pris dans leur recherche d’expression immédiate, quelles recettes furent mises en œuvre, rappelez-vous la beauté dont ils avaient hérité de Lautréamont : rencontre sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. Et le jeu du cadavre exquis va dans le même sens, du composite inattendu, surprenant. Avec sa richesse révélatrice.

2. Cent ans après le Manifeste, une vingtaine d’années après la dernière monstration parisienne, les commissaires Didier Ottinger et Marie Sarré ont parfaitement pris le pouls de notre temps. Cela n’avait guère été fait jusque-là, ils ont fait la part belle aux artistes femmes, plus nombreuses, plus prenantes qu’il n’est dit généralement. Il y a celles qui sont incontournables, Toyen justement, les Cahun, Oppenheim, Tanning, Carrington. L’exposition en comporte une dizaine d’autres, connaissez-vous Eileen Agar, son Angel of Anarchy frappe fort et séduit, ou la Mexicaine Remedios Varo, et quelle joie de voir justice rendue à Unica Zürn, Leonor Fini, Bona de Mandiargues.

Les noms mentionnés, il aurait fallu allonger, témoignent de cette autre caractéristique du surréalisme, toutes ses expositions avaient le qualificatif international. D’autres frontières abolies. Et dans l’air du temps, l’exposition nous fait parcourir plein de forêts dans l’une des salles, avec Max Ernst ; et la toute dernière salle, intitulée Cosmos, nous remet en mémoire avec Breton que l’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers.

3. Bien sûr, on monte au niveau 6 de Beaubourg avec des attentes, de tels artistes, de tels tableaux, de telles sculptures emblématiques. Chacun a son musée (surréaliste) en tête. Le Centre a cet avantage d’immenses fonds, en plus de grandes possibilités d’emprunt pour une exposition qui aura d’autres étapes, Bruxelles, Madrid, Hambourg, Philadelphie. Et c’est peu dire qu’on n’est pas déçu. Pour ma part, je me limiterai pour conclure à deux œuvres : la somptueuse Toilette de la mariée, de 1940, de Max Ernst, et en contraste l’intrigante Chambre 202, Hôtel Pavot, de 1970, de Dorothea Tanning. Enfin, que de fois faudrait-il refaire le voyage à Paris pour cette exposition ; il vaudrait mieux encore s’y faire enfermer la nuit, et comme le souhaitait Breton pour Gustave Moreau, toujours (re)découvrir ces sortilèges à la lumière d’une torche.

Lucien Kayser
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