Conseil supérieur de la Justice

Sur la défensive

d'Lëtzebuerger Land du 04.06.2009

Le groupement des magistrats a un nouveau comité dont le président est le juge Alain Thorn. Il compte traiter le dossier « Conseil supérieur de la Justice » en priorité, car si le projet est mis en place comme le préconisent le médiateur Marc Fischbach et le ministre de la Justice Luc Frieden (CSV), l’indépendance du troisième pouvoir est en danger (d’Land, 23 mai 2008). Le groupement compte environ la moitié des magistrats de l’ordre judiciaire et administratif comme membres et a pour objet la défense de leurs droits syndicaux. L’affiliation au syndicat des fonctionnaires de l’État CGFP est une option que le nouveau comité est d’ailleurs en train d’analyser.

D’Lëtzebuerger Land : Le groupement des magistrats est en train de se redynamiser par l’élection d’un nouveau comité le mois dernier. En 2008, il a émis un avis très critique concernant le projet du ministre Frieden d’instaurer un Conseil supérieur de la justice. Est-ce que cette nouvelle institution est superflue ??

Alain Thorn : Non, nous sommes pour la création d’un Conseil supérieur de la justice, mais si nous avons le choix entre le concept présenté tant par le médiateur que par le groupe de travail « statut de la magistrature », instauré par le ministère de la Justice, nous optons clairement pour le statu quo parce que l’indépendance de la justice n’est plus garantie. Le danger que des mandataires politiques se retrouvent au sein du Conseil est trop grand. Cela ressort aussi des conclusions du rapport « sécurité intérieure » de la commission parlementaire sur la justice.

Le ministre Frieden a tout de même précisé entre-temps qu’il n’était pas question de remettre en question l’indépendance de la justice en faisant siéger des mandataires politiques au sein du Conseil.

Ce qui ne signifie pas que l’idée a été laissée tomber définitivement, car on retrouve aussi des éléments dans les programmes électoraux. Il faut rester très vigilant. D’ailleurs, nous critiquons encore d’autres éléments de la composition du Conseil, comme l’idée d’y faire siéger des magistrats ès qualité qui ne sont peut-être pas du tout intéressés à en faire partie. C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’ils doivent être élus par leurs pairs. C’est une garantie pour y avoir des personnes réellement motivées. Nous nous référons ici aux propositions du Conseil de l’Europe sur une représentation équitable au sein du Conseil de la justice. 

Ensuite, il est envisagé d’y nommer des représentants des barreaux, du Conseil économique et social et de l’Université du Luxembourg. Je voudrais rappeler que par le passé, certains bâtonniers ont été des mandataires politiques. Le CES en regroupe aussi, tout comme des hauts fonctionnaires de ministères. Il faudra absolument prévoir des incompatibilités de ces mandats.

L’idée d’ouvrir le Conseil de la justice aux avocats ne vous plaît guère.

Nous sommes contre parce que cela risque d’empoisonner le climat. Il y a toujours des tensions entre les avocats et les juges pendant les procès et nous avons de sérieux soupçons qu’un avocat pourra être tenté de trouver sa revanche en se servant de sa fonction au sein du Conseil par exemple en désavantageant ce juge de manière systématique. Je peux aussi m’imaginer des situations où un juge aurait tendance à trancher en faveur du client d’un avocat juste parce que celui-ci a le pouvoir de décider de son avancement. Il faut songer à ce genre de risques et c’est d’ailleurs pour cette raison que le législateur français a préféré exclure les avocats du Conseil de la justice. 

Si le Conseil de la justice est réservé aux seuls magistrats, nous nous retrouverons de nouveau devant une justice fermée, repliée sur elle-même, ce qui devait justement être évité par la création de la nouvelle institution.

Faire siéger des personnalités externes au sein du Conseil est extrêmement problématique pour garantir l’indépendance de la justice. C’est aussi une question de compétences. Ces personnes doivent connaître le droit et les réalités du terrain, le fonctionnement de la justice. Il ne suffit donc pas non plus d’être juriste au sein d’une administration ou d’une entreprise par exemple. En bref, nous ne pouvons pas croire au fait qu’une personne externe puisse réaliser un travail utile et prendre réellement des décisions en connaissance de cause. D’abord, nous avons intérêt à améliorer l’image de la justice vers l’extérieur. Ensuite, nous avons aussi intérêt à ce que les carrières se déroulent de façon correcte. Nous pouvons très bien imaginer que les discussions se mènent de manière plus ouverte et franche lorsqu’il n’y a que des magistrats au sein du Conseil. Car les temps sont révolus où un juge débutant savait qu’il allait terminer sa carrière au sommet de la hiérarchie. Ces dix dernières années, des juges ont été massivement recrutés pour les tribunaux de première instance, mais les deuxièmes instances n’ont pas connu la même évolution. Ce qui fait que l’entonnoir est beaucoup plus large à la base et le système actuel en matière d’avancement selon l’ancienneté ne permet plus aux jeunes de faire carrière de manière linéaire. C’est pourquoi surtout les jeunes magistrats pensent qu’à côté du critère de l’ancienneté, il faut considérer d’au­tres paramètres, comme celui du mérite.

Est-il possible d’en définir des critères objectifs ??

L’ancienneté doit garder son caractère prioritaire. Dans l’idéal, d’au-tres paramètres comme l’assiduité, la qualité des décisions, la façon de se comporter – tant dans les prétoires que dans sa vie privée –, l’attitude vis-à-vis des gens etc. sont des critères très importants, mais difficiles à appliquer pour ne pas tomber dans l’appréciation subjective. Pour les recrutements en tout cas, il ne suffit pas de tester des connaissances juridiques des candidats, mais il faut aussi considérer leur personnalité selon des critères objectifs.

Pour en revenir au reproche que la justice fonctionne en vase clos – un des soucis majeurs de la réforme est de garantir un meilleur accès au justiciable. La transparence des procédures, l’accès aux informations concernant son affaire etc. – la justice ne doit-elle pas aussi rendre des comptes ??

Nous sommes résolument contre le fait que des particuliers puissent avoir la possibilité n’importe comment et n’importe quand de se plaindre auprès du conseil de la justice et que le juge doive se justifier ensuite dans un rapport. C’est une chimère de croire que cela va faire accélérer les procédures. Au contraire, ça va les freiner. Les justiciables trouvent toujours des raisons de se plaindre, ne serait-ce que parce qu’ils sont d’avis que leur affaire dure trop longtemps. Mais par ce moyen de se plaindre auprès du conseil, le risque est grand de favoriser la polémique – qui prend aujourd’hui déjà une ampleur préoccupante. On se trouve face à un manque de respect grandissant par rapport à la justice et aux institutions en général. Il suffit qu’un juge se trouve face à un avocat peu scrupuleux et son client râleur pour qu’il doive craindre une citation devant le conseil de discipline. Dans ce contexte, il est clair qu’il aura tendance à se dire qu’il fera mieux leur donner gain de cause pour éviter des ennuis. Cette pression sur les magistrats est malsaine. Le justiciable dispose d’autres voies de recours : la Cour d’appel, la Cour de cassation, Strasbourg…

Ce qui est très coûteux aussi.

Pour ces cas-là, le justiciable peut recourir à l’assistance judiciaire, mais de toute façon, le texte de 1980 sur l’organisation judiciaire prévoit la possibilité de se plaindre lorsqu’un juge s’est mal comporté. Des procédures disciplinaires peuvent être entamées si le comportement d’un juge donne lieu à scandale ou s’il a blessé les convenances.

Des notions élastiques extrêmement vagues…

C’est la raison pour laquelle nous voulons établir des normes déontologiques précises avec des sanctions formelles. Le système actuel prévoit la saisine des quelque trente magistrats de la Cour supérieure de justice par le procureur général. Parce que c’est une procédure extrêmement lourde, nous préconisons que des membres du conseil de la justice soient saisis des affaires disciplinaires. Le justiciable pourrait alors adresser sa plainte à une instance de filtrage qui déciderait dans une première étape de la recevabilité de la plainte. Celle-ci serait ensuite classée sans suite ou bien elle serait transmise au conseil. Il faut éviter que des plaintes rancunières soient introduites de façon abusive contre des juges juste parce qu’ils ont pris une décision défavorable. Je voudrais rappeler que la Justice est par définition une institution génératrice d’insatisfaction.

Je voudrais revenir sur votre déclaration concernant le climat polémique au sein de la justice, qui prend de plus en plus d’ampleur. Quelles en sont les raisons ?

Il y a beaucoup d’avocats au grand-duché qui se livrent une bataille concurrentielle effrénée. Il y en a qui sont prêts à tout pour récupérer ou pour garder des clients. Ce qui est regrettable. Ils veulent montrer qu’ils font le maximum et certains vont jusqu’à attaquer les juges personnellement lors de procès très médiatisés par exemple. Jusqu’à présent, les juges sont priés de se retenir et ne pas réagir à ce genre d’agression. Or, ils donnent alors l’impression d’être mous – qui ne dit mot consent. En principe, c’est aux supérieurs hiérarchiques d’intervenir, mais ils ne le font que très rarement. C’est pourquoi le groupement des magistrats compte réagir à l’avenir aussi bien auprès des avocats qu’au­près des organes de presse qui se sont prêtés au jeu.

Justement, vous donnez l’impression de vouloir tenir la presse à distance. Dans son avis, le groupement propose aussi d’introduire deux nouvelles infractions contre les journalistes. La loi sur la presse ne vous suffit-elle pas pour poursuivre les journalistes qui ont été calomnieux ou diffamatoires ??

Notre première approche a été de réagir aux positions du médiateur et des membres du groupe de travail du ministère de la Justice. Ceux-ci veulent que les décisions de justice soient acceptées, validées par le public. Cela n’est pas possible. La justice ne doit pas donner toutes les informations concernant les dossiers. Nous risquons une mise au pilori là où il faut respecter la présomption d’innocence. L’avis du public ne doit pas devenir un critère de référence pour prendre des décisions. 

Les infractions contre les journalistes existent déjà en France, nous ne les avons pas inventées. Nous pouvons très bien nous imaginer qu’elles puissent fonctionner sans entamer la liberté de la presse. Mais il s’agit seulement d’éviter des abus manifestes, des critiques sans nuances et tendancieuses qui servent à exercer une pression sur le juge avant ou après qu’il ait rendu sa sentence. Et de réprimer les publications qui discréditent la justice.

De toute manière, nous sommes d’avis qu’il faut communiquer plus vers l’extérieur, mais cela doit se passer par les canaux réguliers. Dès le mois de juillet, le porte-parole Henri Eippers entrera en fonction et pourra prendre de relais pour transmettre les informations à la presse.

Quelques jours avant les élections, quel est votre bilan du travail du ministère de la Justice ?

Le recrutement de juges supplémentaires et l’aménagement dans les nouveaux locaux de la Cité judiciaire ont été positifs – même s’ils ne sont pas du goût de tout le monde. Excepté la tentative de mise sous tutelle de la justice par cette initiative en matière de conseil de la justice, nous n’avons pas de critiques fondamentales à formuler. Mais permettez-moi de me montrer quand même surpris face à l’attitude méfiante par rapport à la justice alors que de l’autre côté, les pouvoirs exécutif et législatif lui donnent de plus en plus de pouvoir d’interprétation et d’appréciation des textes et donc plus de pouvoir d’intervention. Cela nous paraît pour le moins paradoxal.

anne heniqui
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