Maux dits d’yvan

Histoires juives et blagues antisémites

d'Lëtzebuerger Land du 24.11.2023

Quelle est la différence entre un Netanyahou, nazi sans prépuce, et un Juif qui porte une bite au col roulé ? Eh bien, elle est d’un tiers de siècle, de 37 ans exactement qui ont vu passer, entre autres horreurs, deux intifadas, l’assassinat de Rabin, la métamorphose des colombes en colons, les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, le pogrom du 7 octobre, la riposte meurtrière de Tsahal, et, accessoirement, l’obsession du politiquement correct. Voilà pourquoi la sortie sur Netanyahou de Guillaume Meurice, chroniqueur par ailleurs fort drôle et (im)pertinent sur les ondes de France Inter, a été qualifiée par sa cheffe Adèle van Reeth, de « mauvaise blague faite à un mauvais moment ». Ce qui nous fait poser la question différemment : quelle est la différence entre une blague antisémite et une histoire juive ? Disons que la première prend pour cible les Juifs, dans tous les sens du terme, en usant et abusant de tous les clichés et préjugés concernant la « race » juive. C’est le même mécanisme que celui des blagues belges, le danger, la méchanceté et la bêtise en plus. La seconde s’adresse à des interlocuteurs qui partagent les mêmes valeurs, qu’ils soient juifs ou goys. En mettant en scène des traits réputés « juifs », les Hébreux y font preuve d’autodérision et invitent l’autre à partager une connivence, source de plaisir intellectuel. Surgit alors une complicité qui transforme les traits « juifs » en caractères universels. Bien malin alors qui saura distinguer la mamma italienne de la mère juive, le marchand juif du promoteur luxembourgeois, le prophète juif de la Cassandre grecque et, pourquoi pas, le prépuce chauve du musulman de la calvitie d’un sexe juif. L’humour juif est passé maître dans l’art de retourner le stigmate. Dans cette lignée, Anna Adam, artiste juive, fille d’une survivante de le la Shoah, a inventé le cochonnet Susi Sorglos pour en faire la mascotte d’un fictif magasin de Delikatessen. Pour son œuvre, elle s’est souvenu de la « Judensau », ce motif qui caricaturait le Juif en truie et « ornait » de nombreuses cathédrales du Moyen Age. L’animal en peluche a été montrée notamment lors de l’exposition 100 Missverständnisse über und unter Juden, montée en 2002 au Jüdisches Museum de Vienne. Le sujet connaît aujourd’hui, malheureusement, un regain (un refrain ?) d’actualité.

La différence entre blague antisémite et histoire juive est parfois ténue, elle tient dans l’intentionnalité et dans l’interlocuteur. « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », disait Pierre Desproges, l’auteur du deuxième terme de notre devinette du début de l’article. La blague antisémite se fait dans l’entre-soi du dedans et rejette l’autre dans le dehors, alors que l’histoire juive invite au passage et au partage. La première enferme l’Autre, la seconde l’invite. Dans l’humour juif, on se moque de ses propres faiblesses qui vont susciter, sinon la pitié, du moins la sympathie de l’autre. C’est qu’on éprouve de la bienveillance pour David face à Goliath. Dans un récent livre1, par ailleurs peu fouillé, l’historien Michel Wievorka déplore ce qu’il appelle le déclin de l’humour juif : David n’est plus l’habitant du shtetl qui porte l’étoile jaune, c’est désormais le gamin palestinien qui tire à la fronde sur les soldats de Tsahal.

Voilà pourquoi, dans certains milieux de l’extrême-gauche, l’antisémitisme est désormais soluble dans ce que les extrémistes de droite appellent le racisme antiblanc : aux États-Unis les WASJ ont rejoint l’élite des WASP2 ; en France, Mélenchon refuse de participer à la marche contre l’antisémitisme ; au Luxembourg, certain.e.s membres du Comité pour une Paix Juste au Proche-Orient ont le deuil fort sélectif quand il s’agit de pleurer les milliers de morts en Israël et dans la bande de Gaza. Quant à l’antisémitisme de la droite, il est pour ainsi dire inscrit dans ses gènes. Il est d’ailleurs, ces derniers temps, plus dirigé contre les sémites arabes que contre les sémites juifs. Et j’affirmerai, au risque de froisser quelques âmes sensibles, qu’il reste beaucoup plus sournois et dangereux à l’extrême-droite qu’à l’extrême-gauche.

Ces choses étant dites, revenons à la « mauvaise blague faite au mauvais moment ». N’est-ce pas Netanyahou lui-même qui a introduit le fameux « Godwin Point » en comparant, devant le chancelier Scholz, le Hamas aux nazis ? Ce faisant, il a relativisé le caractère unique de la Shoah et s’est dangereusement rapproché, comme je l’ai écrit ici-même, du sinistre camp des négationnistes. Il a ainsi, pour le moins, facilité le jeu de mots de Meurice. Un jeu de mots douteux peut-être, mais un humour douteux est un pléonasme. L’humour doute, donc il est. Il naît de l’équivoque. Et s’il ne respecte pas les limites, c’est qu’il tient plus du contrebandier que du douanier. Il ne compare jamais, il met toujours en parallèle. Or, les mathématiques nous apprennent que deux parallèles ne se rencontrent jamais. Cela vaut pour le nazisme et les horreurs actuelles au Moyen-Orient. Et c’est ainsi que « Netanyahou, nazi sans prépuce » n’est pas une comparaison, mais un parallèle.

Il est vrai que, du prépuce au précipice, il n’y a qu’un jet. Mon ami Georges-Arthur Goldschmidt, orfèvre ès antisémitisme, voit l’origine de l’antisémitisme et, partant, de l’islamophobie dans la circoncision, dans la peur donc de la castration. Comme il n’est pas psychanalyste, je lui laisse l’entière responsabilité de sa thèse. Mais ne serait-ce pas cette connotation sexuelle qui aurait déclenché en France cette véritable tempête dans un verre d’eau, bien loin des tempêtes qui sévissent actuellement dans le désert de la Palestine ? Ce désert qui, paraît-il, est la Terre Promise. Mais la Bible, disait Meurice dans une autre chronique, ne doit pas tenir lieu de cadastre. Ne nous battons donc pas pour la promesse d’un dieu qui, après nous avoir chassé du paradis, nous a promis le désert. Et si j’écris nous, c’est que nous sommes tous des Juifs du kibboutz et des Arabes de Palestine.

1 Michel Wieworka, La dernière histoire juive, Denoël, Paris, 2023. Ironie du sort, les mêmes Éditions Denoël ont publié, en d’autres temps, les pamphlets antisémites de Céline. N’en déplaise à Wieworka, l’humour juif n’est donc pas mort.

2 WASJ : White anglosaxon jew ; WASP : White anglosaxon protestant

Yvan
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