I’ve seen the future, bother Mercredi prochain, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) dînera à Pékin avec des représentants du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) chinois. Ce n’est pas le moindre paradoxe que le développement technologique fulgurant de ces dernières années coïncide avec le tournant autoritaire pris en 2013 sous Xi Jinping, le secrétaire général du Parti communiste (ainsi que président de la République chinoise et président de la Commission militaire centrale). Aujourd’hui, dans les malls luxueuses et dans les cantines populaires, dans les mégapoles et dans les bourgades reculées, les consommateurs chinois paient avec leur smartphone. Ils sont 600 millions de Chinois à le faire chaque mois via WeChat, une application du groupe Tencent qui fonctionne comme une version augmentée de Facebook. L’internaute peut y faire ses virements, payer ses consommations, acheter un ticket de train, écrire des messages, poster des photos, le tout sans quitter une seconde la plateforme. Or, celle-ci est également conçue comme un réseau social restreint sur lequel il est impossible d’accumuler un nombre de followers capable de générer une dynamique politique. En Chine, le cercle digital s’est fermé.
Plutôt que vers la côte Ouest américaine, c’est donc en direction de la côte Est chinoise qu’il faut regarder pour voir de quoi l’avenir des Fintech (en Chine, on parle d’« Internet Finance ») sera fait. Il y a trois mois, le directeur de Luxembourg for finance et ancien consul général à Shanghai, Nicolas Mackel, faisait une courte tournée à travers la Chine. En cinq jours chrono, lui et le consul général actuel, Luc Decker, auront visité les CEO des principaux acteurs de la finance Internet chinoise : WeBank (Tencent), Lufax, CreditEase, Ant Financial (Alibaba)… « On a été reçus au plus haut niveau », dit Nicolas Mackel.
Social credit system La nouvelle, discrètement publiée sur le site du consulat général du Grand-Duché à Shanghai, était passée inaperçue dans la presse luxembourgeoise. Le 10 mars, le consul général, Luc Decker, signait un contrat avec Fliggy, une des plus importantes agences de voyage en ligne de Chine, faisant partie du géant du commerce électronique Alibaba. Les usagers de Fliggy (anciennement appelé Alitrip) pourront soumettre leur demande de visa en ligne. Au lieu d’extraits bancaires, note le consulat général dans un communiqué, les « personal Sesame Credit reports » seront acceptés comme preuve des capacités financières du demandeur. Du moins pour celui qui peut présenter un « Sesame score » assez élevé. Il s’agit là d’une évaluation des risques-clients développée par le groupe Alibaba (les scores vont de 350 à 950 points) et calculée en fonction des antécédents de crédit, mais également de facteurs comme les « préférences comportementales », les « attributs personnels » ou encore le « réseau social ».
Le « Sesame score » peut être analysé comme une pièce du grand panoptique digital que les autorités chinoises sont en train d’ériger. En juin 2014, le Conseil des affaires de l’État de la République populaire de Chine annonçait le lancement d’un « Social credit system » national. Cet outil d’ingénierie sociale fusionne surveillance traditionnelle avec le big data issu des activités sur Internet, y inclus les données personnelles recueillies par les trois géants de l’Internet chinois (qui fonctionne en fait comme un gigantesque intranet) que sont Baidu, Alibaba et Tencent (BAT). C’est un peu comme si, au Luxembourg, Facebook, Google, Tinder, la Spuerkeess et la Poste transmettaient directement les données personnelles de leurs clients au ministère de la Sécurité intérieure.
Cette accumulation et concentration de données complètera le quadrillage de la population. C’est un scénario qui semble tout droit sorti de la série dystopique britannique Black Mirror : À terme, le « Social credit system » devra permettre au pouvoir politique de suivre en temps réel les faits et gestes (voire les pensées) de ses citoyens. Il pourra encourager les comportements désirables par des nudges et contrecarrer les comportements indésirables par la menace d’un bannissement des activités économiques ou sociales. Alors que les techno-optimistes prédisaient qu’Internet allait transformer la Chine en démocratie libérale, ce fut la Chine qui aura transformé Internet, note le politiste et sinologue à l’Université de Leyde, Rogier Creemers, dans son essai Cyber-Leninism – History, Political Culture and the Internet in China. « It will be technologically possible to mine the vast amount of data that will be generated through user activities in increasing sophisticated and granular ways […] Yet the plan does not stop there. It is connected to new forms of social management based on camera surveillance and monitoring by on-the-ground-teams. » Car dans les villes chinoises, et surtout dans la capitale, les caméras sont omniprésentes, tout comme les agents de sécurité, postés dans chaque bus, à chaque bouche de métro et à chaque entrée de hutong.
Le « Great Firewall » chinois bloque les plateformes des multinationales américaines Google, Facebook et Twitter ainsi que la plupart des grands médias occidentaux. (Les sites d’actualité luxembourgeois, comme Rtl.lu ou Wort.lu restent par contre accessibles). À leur place, on trouve le trio des BAT, la machine de recherche Baidu, le commerçant électronique Alibaba et le réseau social Tencent (WeChat). Les internautes chinois sont donc obligés de passer par des produits locaux. Hautement capitalisés et très rentables, les opérateurs chinois ont créé un écosystème complet, politiquement encadré mais technologiquement très avancé (voire plus que celui de la concurrence américaine), dont la plupart des consommateurs chinois se satisfont. Ce qui contribue à l’attractivité de l’intranet chinois, c’est qu’on y trouve quasiment l’intégralité de la production culturelle de masse sous forme piratée.
Les BAT ont beau être des sociétés privées, mais comme le précise le chercheur à l’Université d’Amsterdam et spécialiste de la Fintech chinoise Julian Gruin face au Land, « the shareholders are not, by far, the end of the story » : « Ces sociétés ont pu se développer en des firmes immenses à cause de leur intégration politique. Leur but lucratif et leur intégration politique sont intimement interconnectés. » Le contrôle des 731 millions d’internautes chinois a été en large partie outsourcé aux firmes privées. « The corporations operating these platforms themselves have been brought into decision making-structures, and are often touted abroad as national champions of China’s innovation and development agenda », écrit Rogier Creemers.
Joint par téléphone à Tianjin, en marge d’une conférence sur la Fintech, Luc Decker se dit conscient des implications politiques du « Social credit system » mis en place par le régime de Pékin. « C’est une des raisons pour lesquelles nous n’allons pas attribuer des visas en ne retenant que le critère du score », souligne-t-il. « Les usagers avec un bon ‘Sesame score’ peuvent simplement soumettre un extrait de leur compte Alipay à la place d’un extrait bancaire. Si nous avons fixé le score très haut, c’est pour ne pas être submergés par les demandes. » Toujours est-il que le Luxembourg sera le premier pays européen à intégrer une partie du dispositif du big data chinois dans sa procédure officielle. (Les autres documents originaux devront être soumis au consulat, précise ce dernier sur son site.) Le pionnier en la matière fut Singapore : quelques mois avant le Grand-Duché, les autorités singapouriennes avaient conclu un deal avec Fliggy. Ceci est assez logique, Singapore étant en quelque sorte le jumeau asiatique du Luxembourg : un micro-État dominé par la finance offshore, la stabilité politique et une propension au pragmatisme.
C’est un mini public-private-partnership : Par la petite porte luxembourgeoise, les usagers de Fliggy jouiront d’une procédure facilitée pour les convoités visas Schengen. En contrepartie, la plateforme chinoise aménagera un espace publicitaire réservé au secteur touristique luxembourgeois qui pourra y faire la promotion de la destination grand-ducale. « L’idée derrière, c’est d’avoir une grande visibilité », dit Luc Decker. Le nombre de nuitées des touristes chinois reste élevé, même si, entre 2015 et 2016, il a chuté de 48 759 à 44 921. Anne Hoffmann, la directrice de Luxembourg for tourism, y voit l’effet d’une tendance européenne suite aux attentats terroristes à Paris et à Bruxelles. D’après des études récentes, un touriste chinois dépense en moyenne 300 euros par jour au Grand-Duché, c’est-à-dire le double d’un Américain et le triple d’un Russe. Luxembourg for tourism fait donc la promotion de la Ville de Luxembourg comme centre de shopping sécurisé, « où l’on retrouve les grandes marques sur un espace restreint », dit Anne Hoffmann.
Sésame, ouvre-toi L’accord avec Fliggy permettra également aux autorités luxembourgeoises de soigner leurs relations avec Alibaba. Entre le Luxembourg et Alibaba, il y a une longue histoire d’annonces sans lendemain. En juillet 2014, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) révélait fièrement qu’Alipay, la plateforme de paiement en ligne du groupe Alibaba, installera son entité européenne au Luxembourg. Dans un communiqué officiel, un ministre « très heureux » déclarait qu’Alipay « rejoindra d’autres grandes sociétés novatrices de paiement en ligne comme Paypal et Amazon Payments ». Le Premier ministre, quant à lui, vanta les « investissements en infrastructures TIC effectués par le gouvernement » qui auraient donné au Grand-Duché « un solide avantage en tant que pôle d’accueil pour les entreprises du secteur des TIC ».
Le seul hic : malgré sa promesse, Alipay n’installera pas une entité régulée au Luxembourg. En juin 2014, le mastodonte chinois fera bien monter une société anonyme par Arendt & Medernach et la nommera Alipay (Europe) Limited ; mais cette holding restera une coquille vide. À part quelques coûts externes – en 2016, la société boîte aux lettres a payé des « legal fees » à hauteur de 150 000 euros et un loyer de 10 000 euros –, Alipay n’a pas développé d’activité économique au Luxembourg. « Alibaba a créé une société, mais ne l’a pas utilisée, regrette Luc Decker. C’est que ses dirigeants ont précisé leur stratégie. Ils ont décidé d’arrêter d’éparpiller leurs activités et de les concentrer dans leur QG de Londres, où ils étaient présents depuis plusieurs années déjà. Ils ont également décidé que, dans une première phase, ils n’avaient pas besoin d’une licence à eux. »
En juin 2015, dans une interview parue dans le quotidien officiel China Daily, Pierre Gramegna expliquait curieusement qu’Alibaba avait choisi le Luxembourg comme « operational base to service the European market » : « I invite anyone to contact my office to discuss any plans they might have. I am always willing to listen and discuss possibilities. » En attendant, l’opération de charme vis-à-vis d’Alibaba et de son CEO Jack Ma – d’après Forbes, l’homme le plus riche de Chine – continue. En janvier, lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos, Xavier Bettel publia une photo en compagnie de Ma sur son compte Twitter. Mais, à ce jour, aucun établissement de paiement ou de monnaie électronique chinois ne se trouve sur les listes officielles de la CSSF.
De ce côté de la Grande Muraille « Il y a une incertitude quant à la stratégie des grandes firmes chinoises de l’Internet, estime Julian Gruin. Elle est également due à la situation politique en Europe qui reste en flux après le vote Brexit. Les firmes TIC attendent de voir où se matérialisera la situation la plus avantageuse ». Le chercheur néerlandais identifie « un conflit entre, d’un côté, une dynamique particulièrement européenne de compétition entre autorités gouvernementales et centres financiers qui les pousse à faire des annonces flashy, et, de l’autre côté, la réalisation à quel point il est difficile de concrétiser ces annonces face aux difficultés réglementaires. Ainsi, auprès des autorités néerlandaises, on sent désormais une certaine fatigue. »
De l’autre côté du « Great Firewall », les géants de la Fintech chinoise restent des nains, pour l’instant du moins. S’ils s’intéressent à l’Europe, c’est d’abord pour que les touristes chinois qui y passent leurs vacances puissent continuer à utiliser les systèmes de paiement auxquels ils sont habitués. Le modèle d’affaires des BAT ne serait pas transposable en Europe, estime pour sa part Nicolas Mackel : « Les firmes chinoises ont pu se développer grâce au nombre d’habitants et donc à la scalability ainsi que grâce à l’absence d’une protection des données personnelles ». Si des firmes comme Alibaba ou Tencent commençaient donc à s’intéresser à l’Europe, et à en analyser les marchés et la régulation, les attirer au Luxembourg constituerait « un travail de longue haleine » : « Il faudra faire beaucoup d’allers-retours ; un dîner ne suffira pas ».