Après avoir fait de la boulangerie industrielle Panelux et de ses filiales Fischer un acteur dominant de l’agroalimentaire, Jacques Linster retente le coup avec l’abattoir Coboulux et ses boucheries Emo

Un boulanger dans l’abattoir

d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2015

Dans le milieu de l’agroalimentaire, tous s’attendaient à le voir réapparaître quelque part. « Monsieur Panelux » à la retraite ? Impensable ! Or personne n’imaginait que le boulanger le plus puissant du pays finisse par se retrouver à la tête d’un abattoir. En se reconvertissant en nouveau directeur de Coboulux (mieux connu pour son enseigne Emo), l’ancien administrateur général de Panelux (mieux connu pour son enseigne Fischer) a pris tout le monde de court. La question que se posent aujourd’hui les paysans et les bouchers est : Linster pourra-t-il recréer avec Coboulux ce qu’il avait réussi avec Panelux ? Ce serait un improbable doublé.

Jacques Linster traîne une réputation de tycoon. Aux boulangers, il inspirait un curieux mélange de crainte et d’admiration : calculateur (voire impitoyable), direct (voire cholérique), ambitieux (voire mégalomane). Le concerné s’en défend et se décrit comme « authentique » et « honnête », un self-made-man défiant qui refuse de se réfugier dans le protectionnisme, un artisan libéral sans sentimentalisme qui ne craint pas la concurrence internationale. Son départ forcé de Panelux pour dégager de la place aux héritiers de la famille Müller, l’actionnaire principal, écorna cette image. Tout à coup, le directeur général visionnaire apparut comme un simple homme de main du capital qui était devenu trop encombrant (d’Land du 17 janvier 2014).

Son départ ? « Consommé », dit-il. Mais il ne cache pas qu’il en a gardé une certaine « amertume » – et ne manque pas l’occasion d’ajouter que ses successeurs seraient « nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, et, souvent, ce n’est pas le meilleur chemin ». Jacques Linster aime à se styliser en modeste manager « col bleu ». Il porte une moustache en broussaille et s’exprime en métaphores abruptes qu’il scande par des coups de poing sur la table. Ses succès avaient commencé par un échec : « Ech sinn en Duerch-gefalenen », dit-il. À la fin des années 1970, il abandonne ses études en économie à Nancy et entame un apprentissage comme boulanger. Trois ans plus tard, son brevet en poche, il est embauché par Panelux et passe sous l’aile de Joe Fischer, le futé boulanger-fondateur de la éponyme. Il en deviendra le successeur en 1990, à l’âge de 35 ans. Sur le quart de siècle qui suivra, Jacques Linster fera de la fabrique Panelux à Roodt-sur-Syre une industrie d’exportation, investissant des dizaines de millions d’euros, conquérant de nouveaux marchés, innovant les moyens de production et avalant, un par un, les concurrents.

« À 58 ans, je n’étais pas prêt pour partir à la retraite », dit Linster. Les trois mois passés dans l’inactivité ne lui auraient « pas fait du bien » : « À un caractère comme le mien, cela ne pouvait donner satisfaction. » Dans son exil forcé, il aurait eu des offres « de divers players économiques des grandes maisons du Luxembourg », dit-il. Il accepta celle de Coboulux. « Il fallait une relève, un renouveau, un nouvel homme ». À peine installé, Linster projette des rêves d’expansion et de grandeur. « Sans ambitions, dit-il, ce n’est même pas la peine de commencer. » À son arrivée, il commandite un audit chez PWC, sonde le marché et pense flairer de nouvelles opportunités.

En 2007, la coopérative des patrons-bouchers Coboulux fusionna avec la chaîne de boucherie Emo et se transforma en société anonyme. La plupart des bouchers décident de céder leurs parts et le contrôle de l’abattoir passe aux mains de nouveaux joueurs : un promoteur immobilier (Flavio Becca), un avocat d’affaires (René Faltz) et un expert comptable spécialisé en domiciliations (Jean Fell). Sans oublier l’incontournable Edmond Müller. Le nom Müller apparaît dans quasi tous les CA de l’agroalimentaire luxembourgeois (dont ceux de Rosport et de Bernard-Massart). La fortune des Müller est bâtie sur la farine. Edmond Müller est le patron des Moulins de Kleinbettingen, sa fille Carole Müller gère les filiales Fischer, son neveu Emmanuel Emringer s’occupe avec son petit-cousin Patrick Muller de l’usine Panelux. En février 2014, peu avant la venue de Jacques Linster, Edmond Müller eut la délicatesse de démissionner du CA de Coboulux, « une condition sine qua non » pour Linster. L’homme qui fait le lien entre la fabrique du pain de Roodt-sur-Syre et l’abattoir de Wecker est l’avocat d’affaires René Faltz, actionnaire chez Coboulux et président de Panelux (en « ami des familles », il est à équidistance des Fischer et des Müller). Sonné par son expérience chez Panelux, Jacques Linster a acheté un paquet de parts de Coboulux, dont il est devenu sinon l’actionnaire principal, du moins un « actionnaire déterminant ».

« Il y a uniquement une petite donne qui a changé : le produit, clame-t-il. Alors oui, il ne faut pas sous-estimer cette différence, mais toujours est-il que pour le reste c’est pareil : des clients, des fournisseurs, et des problématiques de production ». Comme raisonnement, c’est peut-être un peu court. Car, chez Panelux, Linster était habitué à travailler dans une filière intégrée verticalement : la farine fournie par les Moulins de Kleinbettingen, le pain cuit par Panelux et vendu au client dans une filiale Fischer ; tout se passait dans des sociétés contrôlées par les Müller. Or, à l’inverse du business des grains, il n’y a pas de « grandes familles » dans la filière viande luxembourgeoise. Linster est aujourd’hui confronté à une multitude d’éleveurs méfiants et de bouchers entêtés, dont chacun tente de tirer la couverture à lui. Et son manque de légitimité aux yeux du secteur fragilise Linster et l’expose à la critique.

Ce sera son plan quinquennal. Linster envisage de grandes transformations, et il se donne cinq ans pour faire le tournant. Au journaliste, il déballe un discours commercial fleuve. Il veut une hausse de la qualité, plus de transparence et des critères d’engraissement plus stricts. Il veut créer une nouvelle corporate identity pour les boucheries Emo et redéfinir la marque comme « boucherie de classe supérieure ». Il veut se lancer dans le convenience food pour la pause-midi des employés de bureaux. Il veut élaborer un concept de marketing, un « Emo-Burger »… Or pas de nouveau label : « Je n’en ai pas besoin. Fischer n’en a jamais eu non plus, et le client s’est décidé plus qu’une fois pour notre pain. Ce sera pareil pour Emo. Je crois dans le bouche-à-oreille. » Quant au bio, Linster n’y croit pas trop, « dans une structure comme celle du libre marché, le bio sera difficile à vulgariser ».

Jacques Linster évoque un investissement de quarante à cinquante millions d’euros pour un abattoir flambant neuf. Dans les prochaines années, dit-il, l’ancien abattoir sera démoli et remplacé par un nouveau bâtiment de trois étages, construit à quelques centaines de mètres de là. Par semaine, mille cochons et 200 bœufs devraient y être abattus, ce qui reviendrait à doubler la production. (Le nouveau président du CA de Coboulux, Lucien Clement tempère : les détails devraient encore être analysés et ne seraient pas encore formellement approuvés.) Côté effectifs, Coboulux compte 220 salariés. Or, bizarrement, Linster prévoit surtout une augmentation en commerciaux ; les ouvriers-bouchers seront priés de faire plus avec à peu près les mêmes effectifs, grâce à une organisation du travail plus efficiente. Lorsqu’on lui demande où il voit le potentiel de croissance et les futures niches, les réponses se font vagues. Linster évoque la croissance démographique, les plans sectoriels, et la Sarre qui compte deux fois plus d’habitants sur une superficie comparable.

Les professionnels du secteur sont sceptiques. Les plans de Linster seraient « des vœux pieux » irréalisables ; bref Linster verrait trop grand. Certains rappellent que l’ancien abattoir de Mersch (conçu pour abattre 150 porcs et vingt bovins à l’heure) était haut de trois étages, tout comme celui que projette de construire Linster. Une ressemblance qu’ils interprètent en mauvais présage. Car le rêve de la Centrale paysanne, conçu dans un accès de hybris, se termina en cauchemar économique : le gigantesque abattoir ne fonctionna qu’au ralenti. « Au Luxembourg, le marché est divisé de manière propre, dit un connaisseur de la filière viande. Gagner des parts de marché, et ne serait-ce qu’un pour cent, ce sera extrêmement difficile. »

Après la fermeture des anciens abattoirs de la Ville de Luxembourg, d’Esch-sur-Alzette et de Mersch, le marché s’est concentré : il ne reste aujourd’hui plus que deux abattoirs : celui d’Ettelbruck et celui, plus petit, de Wecker. Le dernier boucher à encore achever lui-même les bêtes est Jean-Marie Niessen : « Souvent les parents n’ont pas modernisé, j’ai eu la chance que mon père ait investi à temps dans un atelier d’abattage conforme aux normes hygiéniques », explique-t-il. Les autres bouchers font abattre selon un cahier des charges à Ettelbrück et à Wecker. Rares sont ceux qui commandent encore toute une bête ; commodes, les bouchers se font livrer des morceaux déjà dépecés.

Le Luxembourg est entouré d’abattoirs (Bastogne, Saint-Vith, Prüm, Bollendorf, Wittlich, Metz) et la voie de l’export sera encombrée. Même Luc Meyer, qui, avec la marque Salaisons Meyer, a réussi le saut dans la grande distribution, n’exporte que trois à quatre pour cent de son jambon. Les produits luxembourgeois sont peu compétitifs, et il sera impossible d’automatiser la production dans des proportions similaires à celle de l’usine de pain conçue par Linster. Chez Panelux, une machine de croissants voit défiler 17 000 croissants à l’heure, 24 heures sur 24. Or tuer et dépecer un être vivant de plusieurs centaines de kilos, voilà ce qui est autrement plus obstruant.

En plus, les paysans luxembourgeois ne produisent pas assez de bestiaux pour subvenir à la demande intérieure. Si Coboulux voudra donc doubler sa capacité de production, il lui faudra dénicher des bêtes au-delà des frontières, leur procurer des passeports et les acheminer. La filière volaille reste sous-développée, et l’installation d’un abattoir pour poulets est peu intéressante, tant il faudra investir en logistique et en machinerie hyper-automatisée. Dans sa consommation de porc non plus, le Luxembourg n’est pas auto-suffisant, environ la moitié doit être importée, surtout de Belgique. Quant au marché du bœuf, il n’est pas très efficient. La faute au goût des Luxembourgeois, qui mangent les pièces nobles et délaissent le reste. Les abattoirs exportent donc du haché et les jarrets, et importent des côtes à l’os et des biftecks.

« Mes opinions ne font pas l’unanimité. Et elles n’ont pas été accueillies par des jubilations, concède Linster. Nous entamons une transformation en interne, et il faudra convaincre. Les exigences que nous posons au travail vont augmenter. Quant à cette phrase qui tue : ,On l’a toujours fait ainsi’, elle devra disparaître. » Les plans de Linster ne passent pas sans grincements ni accrocs. Annoncé cette semaine, le départ de l’ancien directeur et président de Coboulux Jos Ronk serait dû à des différences de vue sur le grand saut que projette de faire Linster, se dit-on dans le milieu des bouchers. Entre les deux mâles dominants Ronk et Linster, la cohabitation n’aurait pas été de tout repos. (Jos Ronk n’a pas souhaité commenter.)

Ronk a été remplacé le 27 février par Lucien Clement, un ancien député de la deuxième rangée du CSV (un fidèle Mëttelstandspolitiker), propriétaire de plusieurs boucheries et dont déjà le père avait été, vingt ans durant, président de la Coboulux. Clement-fils est aujourd’hui « un des derniers bouchers au sein de Coboulux ». Il possède très peu de parts et sa nomination apparaît d’abord comme symbolique, « il fallait nommer un boucher à la tête de l’entreprise », dit-il lui-même. Dans un communiqué, Coboulux évoque un « renouvellement ». Toujours est-il que le nouveau président est âgé de 68 ans (neuf ans de plus que l’ancien président Ronk) et devra surveiller un directeur général âgé de soixante ans. Coboulux ne vient pas exactement de traverser un bain de jouvence.

Linster espère recopier avec Emo ce qu’il avait réussi avec Fischer. Car, les unes après les autres, les petites boucheries dépérissent ; sur le dernier quart de siècle, leur nombre est passé de 212 à 90. Mais alors que, avec une soixantaine de magasins, Fischer occupe la moitié des points de vente sur le marché des boulangeries, on ne compte pour l’instant que treize filiales Emo. Leur nombre augmentera, promet Linster, la première nouvelle filiale ouvrira d’ici la fin de l’année. Pour Emo, il s’agira de se glisser dans les interstices laissés vacants par le départ de petites boucheries familiales. « Ce sera soit nous, soit les grandes surfaces », dit Linster. Emo, un moindre mal ? « Une meilleure alternative, disons-le de manière moins négative », rectifie-t-il.

Le plus grand concurrent reste Cactus et sa formidable puissance de feu médiatique. Selon son boucher en chef Yannick Demesmaeker, la chaîne de supermarchés occupe 480 personnes dans la section boucherie, dont 140 dans la production et 350 dans la vente. Cactus travaille avec l’abattoir d’Ettelbruck où il fait abattre, selon nos informations, quelque 6 000 taureaux par an. Ettelbrück est un peu le grand frère de Coboulux. Le directeur Claude Graff a passé toute sa carrière dans l’abattoir. Moins flamboyant et plus prudent que son collègue de Wecker, plus enraciné dans les traditions de la corporation aussi, son abattoir continue de croître, et, ces dernières années, vingt millions d’euros furent investis pour agrandir le site. Or, paradoxalement, sa dépendance vis-à-vis de quelques grands clients rend l’abattoir d’Ettelbruck vulnérable. Tandis que Linster misera sur son propre réseau de distribution, Graff veut éviter de porter ombrage à ses clients.

En guidant le journaliste à travers le dédale d’un abattoir déjà à l’étroit, Jacques Linster ne manque pas de saluer les contremaîtres et d’engager du small-talk sur les résultats de foot. Un ouvrier nettoie les carcasses au lance-flammes. En arrière-fond, on entend les cochons, qu’on voit, une centaine de mètres plus loin, défiler en carcasses scindées en deux. À quelques pas de là, dans l’atelier de découpe, une douzaine de bouchers, munis de gants métalliques et réunis autour d’une grande table, désossent la viande à coups de couteaux, un travail fastidieux, huit heures durant. Dans la cave pendent les saucisses. Quant au « bad side of the town » où on abat les animaux, le directeur préfère ne pas le faire visiter.

Bernard Thomas
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