Fiscalité

Quand un paradis fiscal est-il un paradis fiscal ?

d'Lëtzebuerger Land du 09.12.2011

La presse internationale s’est largement fait l’écho de rapports et d’études publiés par différents organismes internationaux, tel l’OCDE, qui voient dans l’existence de « paradis fiscaux » des territoires permettant, au pire, de blanchir l’argent provenant d’activités criminelles et, au mieux, des structures permettant aux grandes fortunes d’échapper à l’impôt. Si cette critique est fondée pour certains territoires qui profitent d’un statut légal flou pour servir de paravent à des activités illégales, elle omet de reconnaître que l’appellation paradis fiscal recouvre des réalités divergentes. Dans un nombre croissant de cas, les paradis fiscaux jouent, en toute légalité, un rôle protecteur de l’épargne qui profite à l’ensemble de l’économie, fonction qui est largement méconnue par l’opinion publique. De fait, des pays différents offrent des garanties aux investisseurs qui peuvent être très différentes1.

Sans entrer dans des questions de sémantique, il faut préciser d’emblée que le concept de paradis fiscal est hautement relatif et évolutif. Il est relatif dans la mesure où un pays peut être un paradis fiscal par rapport à l’un, mais non par rapport à un autre2. Il est évolutif, étant donné que les caractéristiques définissant un paradis fiscal changent avec l’environnement international et les progrès de l’ingénierie financière et fiscale. En outre, la vision habituelle d’un paradis fiscal est par trop réductrice. Pour l’homme de la rue, il représente un petit territoire où le gouvernement ne taxe pas, ou peu, les investissements financiers et où les établissements bancaires et financiers sont gérés par des managers peu scrupuleux. Des travaux académiques récents montrent cependant que cette perception est largement caricaturale3.

Tout d’abord, les paradis fiscaux ne sont pas nécessairement exigus. Le classement effectué par Forbes inclut les États-Unis et la Grande-Bretagne parmi les dix principaux paradis fiscaux ! Au cours d’une visite officielle faite en janvier 2004 à Guernesey, le Lord Mayor de la City of London, Alderman Robert Finch, a assuré les différents organismes financiers implantés sur l’île de l’appui inconditionnel de la City. Guernesey n’est d’ailleurs qu’un des très nombreux petits territoires, « associés » à la Grande-Bretagne, qui offrent des opportunités financières alléchantes. Plus récemment, dans un article publié dans la très sérieuse revue scientifique américaine, The Journal of Economic Perspectives, Jason Sharman s’interrogeait sur la plus grande porosité des banques installées à Wall Street que dans les Caraïbes, les premières ne prenant même pas la précaution de vérifier l’origine des fonds déposés. La taille ne semble donc pas être une caractéristique essentielle des paradis fiscaux.

Plus fondamentalement, on omet souvent de souligner qu’un nombre croissant de territoires incriminés offrent un environnement légal et juridique qui protège mieux les investisseurs4. À côté d’un cadre juridique formel rigoureux, on retrouve des organismes, privés ou publics, dont la tâche est de développer des produits soumis à des règles prudentielles strictes et à une supervision exigeante, qui inspirent confiance et protègent les déposants des audaces des banques. Après tout, c’est en plein New York que Bernard Madoff a construit un des plus grands montages frauduleux de l’histoire. En revanche, des pays souvent visés par la presse internationale offrent des garanties légales et bancaires que l’on ne retrouve pas nécessairement auprès de certaines grandes banques américaines5.

Dans un article de recherche récent publié6 par le Centre for Economic Policy Research, de Londres, nous avons cherché à mieux comprendre les conditions favorisant l’émergence d’un centre bancaire international. Dans un premier temps, nous avons croisé deux variables, les taux d’imposition effectifs des sociétés et des revenus du capital, calculés par D. Chen et J. Mintz dans un travail effectué pour la Banque Mondiale, et l’Index of Economic Freedom, fourni par le Wall Street Journal, pour l’année 2008. Le premier est considéré comme une approximation d’un taux d’imposition sur les capitaux, tandis que le second représente un indicateur de la qualité des institutions économiques qui comprend notamment la protection des investisseurs. Tout en étant conscients du caractère insatisfaisant de ces deux indices, nous pensons qu’ils permettent des comparaisons intéressantes qui sont illustrées dans le graphique repris ci-dessus. On y voit que l’Australie, le Japon et le Luxembourg jouissent d’une très bonne gouvernance économique tout en appliquant un taux d’impôt relativement élevé sur les profits de sociétés et les revenus du capital. À l’autre extrême, des pays comme l’Inde et l’Indonésie ne semblent pas offrir de garanties élevées en matière économique et financière mais ont des taux d’imposition bas. Au vu des ce graphique, on peut déjà conclure que toutes les configurations associant le degré d’imposition à la qualité institutionnelle du lieu d’investissement sont a priori possibles.

Partant de cette observation, nous avons construit un modèle de théorie des jeux qui vise à comprendre comment un petit pays devient un centre bancaire international et à déterminer ces principales caractéristiques. Privilégier une petite économie tient au fait bien établi dans la littérature scientifique que ces territoires ont souvent une plus grande capacité à réagir à un environnement international changeant7. Cela tient, d’une part, à l’existence d’un plus large consensus au sein de la population et, d’autre part, à une plus grande spécialisation économique de ces pays qui leur permet d’éviter des luttes d’influence entre secteurs poursuivant des objectifs contradictoires. Cette situation permet alors aux petits pays de se doter d’un cadre juridictionnel et réglementaire favorisant la confiance des investisseurs.

Dans un tel contexte, le rôle des gouvernements est crucial puisque les politiques menées dépendent des objectifs poursuivis par les pouvoirs publics. Il existe au moins deux écoles en la matière. Pour la première, le gouvernement est l’émanation de la population dont il cherche à maximiser le bien-être. Au contraire, pour la seconde, un gouvernement poursuit un objectif qui lui est propre et qui consiste à maximiser le bien-être des fonctionnaires et de la classe politique, voire celui de certains groupes. Un des intérêts principaux de notre recherche est de montrer que nos résultats sont qualitativement les mêmes quelque que soit le type de gouvernement considéré.

Notre travail, qui modélise la concurrence entre centres bancaires à l’aide d’un jeu non coopératif où les investisseurs ont des attitudes différentes vis-à-vis de placements effectués hors de leur pays, fait apparaître trois grands cas de figure. Dans le premier, le petit pays bénéficie d’un avantage comparé qui lui permet de bâtir une infrastructure institutionnelle de haute qualité destiné à gagner la confiance des investisseurs. Cette infrastructure se concrétise au travers de règles comptables et bancaires claires et transparentes, de la présence de tribunaux et de régulateurs non partisans et de l’obligation faites aux acteurs financiers de proposer à leurs clients des produits dont les risques sont détaillés et spécifiés. Dans un tel contexte, les investisseurs acceptent de payer des taux d’imposition plus élevés en échange de cette plus grande protection. Selon notre diagramme, le Luxembourg peut ainsi taxer davantage que l’Ukraine, et ce parce que le premier offre un environnement institutionnel de qualité nettement supérieure à celui du second. Le cas de Singapour illustre encore mieux ce cas de figure : grâce à des institutions économiques et financières qui comptent parmi les meilleurs au monde, ce petit État peut choisir des taux d’imposition supérieurs à ceux pratiqués aux États-Unis. En résumé, en offrant un environnement institutionnel de grande qualité, certains paradis fiscaux échappent à leur image traditionnelle dans la mesure où leurs taux de taxation sont supérieurs à ceux de nombreux pays. En même temps, ils obligent les autres États à améliorer leurs propres institutions économiques et financières afin de maintenir leur part de marché. De ce fait, ce sont tous les investisseurs qui bénéficient de garanties plus élevées, ce qui favorise le fonctionnement de l’ensemble des économies. Ces pays sont donc davantage des safe havens que des tax havens. La concurrence institutionnelle qu’ils mènent est socialement préférable à l’absence de toute concurrence car, dans ce cas, les investisseurs sont partout moins protégés.

À l’autre extrême du spectre, on trouve des pays qui, n’étant pas capables ou désireux d’améliorer leur infrastructure institutionnelle, taxent peu les revenus du capital. Les cas de la Turquie ou de l’Indonésie sont ici particulièrement illustratifs. Ce sont ces pays qui sont susceptibles d’enclencher la fameuse race to the bottom que l’on associe souvent à la concurrence fiscale8. Cette politique peut être choisie par des pays qui ne disposent pas des moyens matériels et humains leur permettant de participer valablement au jeu de la concurrence institutionnelle. En revanche, on ne peut nier que d’autres font d’entrée de jeu le choix de ne pas construire d’infrastructure institutionnelle de qualité pour se rabattre sur des taux bas. Ce sont eux qui sont les authentiques paradis fiscaux, souvent parce que la gouvernance y est mauvaise. Ils font penser aux entreprises produisant des biens de bas de gamme bradés à bas prix.

Restent enfin des pays qui, bien que bénéficiant de très bonnes institutions économiques, taxent peu les revenus du capital. C’est ce que suggère la comparaison entre, d’une part, l’Allemagne ou la France et, d’autre part, la Suisse.

Enfin, notre modèle montre que dans un contexte de risque financier international accru, le petit pays augmente son attractivité en matière de sécurité des placements à condition qu’il dispose d’institutions légales et réglementaires suffisamment bonnes. Dans la tourmente financière internationale actuelle, la Suisse fournit un exemple de choix.

Bien que nécessairement incomplet, notre travail met en lumière le rôle important que joue la concurrence institutionnelle dans le processus d’intégration des marchés financiers, concurrence qui conduit à améliorer le bien-être collectif au niveau international en dépassant la simple concurrence fiscale. Il invite les pouvoirs publics à veiller à ce que les différents organismes concernés entreprennent des politiques de recherche et de développement visant à accroître la performance de leurs institutions économiques et financières. Cette situation est, à bien des égards, comparable à celle que vivent les entreprises opérant dans les secteurs industriels de pointe.

Patrice Pieretti est professeur d’économie à l’Université du Luxembourg, Jacques Thisse est professeur d’économie à l’Université Catholique de Louvain, Skerdilajda Zanaj est assistant-professeur à l’Université du Luxembourg
Skerdilajda Zanaj, Jacques Thisse, Patrice Pieretti
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