Pas meilleure qualification de nos mois et années maussades que le distanciel. Le travail, dans la mesure du possible, les études, les loisirs, tout se fait à distance, une bonne partie de notre temps se passe devant l’écran, jusqu’à la famille qui ne se rejoint qu’en visioconférence. Un bienfait quand même, on a beau préférer de loin les spectacles vivants, en salle, jamais on n’a assisté à autant de premières, souvent gratuitement, en ligne. Et le distanciel n’a jamais été aussi entier, aussi radical, que l’autre dimanche, avec Parsifal, mis en scène par Kirill Serebrennikov, à la Wiener Staatsoper. Le Russe a été condamné à de la prison avec sursis, un verdict qui a scandalisé tellement l’accusation ne tenait pas, il est assigné à résidence, et tout son travail s’est donc fait à plus de 1 600 kilomètres de distance, à vol d’oiseau. Comme si un nouveau rideau de fer s’était abaissé.
Les premières images de la retransmission, à voir gratuitement jusqu’au 17 juillet, sur Arte Concert, montrent le parquet et les loges de l’institution viennoise, vides. Comme des cellules les unes à côté des autres, comme dans l’architecture panoptique d’un Bentham. Plus tard, ce sera plus sérieux, on reste en prison. Monsalvat, c’est des cages, des grillages, et les chevaliers du Graal, à tous les grades, des prisonniers, à moins qu’ils ne soient du côté des gardiens. Et Serebrennikov de bien connaître le monde carcéral russe : trafic, bagarres, il y a de la vie, et il sait y mettre du mouvement. Quant aux ingrédients habituels du Bühnenweihfestspiel, on les retrouve dans les tatouages des hommes, avec Gurnemanz et un Georg Zeppenfeld aussi à l’aise pour tatouer qu’il montre de la maîtrise dans le chant. Kundry, elle, en tant que journaliste-photographe, fait le portrait de tout ce joli monde. Le cygne, demanderez-vous, il arrive un éphèbe avec des ailes, des plumes inscrites sur les épaules. Sur les écrans au-dessus de la scène, on voit Parsifal se débarrasser de son approche insistante dans les douches. Attention, cela ne revient pas à Jonas Kaufmann de sortir une lame de rasoir.
Autre surprise de Kirill Serebrennikov : il nous gratifie d’un deuxième Parsifal, plus jeune, dans la personne de l’excellent acteur Nikolay Sidorenko. C’est que Jonas Kaufmann, à la rampe, ne fait guère que chanter, voix de ténor embrumée de charme. Il se souvient, son passé défile de la sorte, avant qu’il n’ouvre à la fin de l’opéra le portail de la prison. Amfortas s’en va avec Kundry, Gurnemanz de son côté, et lui reste, assis sur le devant de la scène, plongé dans une réflexion qu’on peut supposer empreinte de mélancolie, de doute. Ce n’est assurément pas la même jubilation que dans Fidelio.
Ce dédoublement, il donne toute sa mesure, il est tout avantage, et percutant, au deuxième acte, dans la scène où dernier recours de Klingsor (sorte de Weinstein campé par Wolfgang Koch dans une salle de rédaction), une bien séduisante (ce qui ne se réduit pas au chant) Elina Garanca tente de gagner Parsifal à ses faveurs. Ce qui nous fait passer par toutes les gammes de la séduction, plus même, on varie entre attirance et répulsion, le comble, on sait, le baiser le plus fervent, ha – dieser Kuss !..., amorce le renversement, et c’est Kundry qui retourne le revolver (mais oui) contre Klingsor. Il faut bien avouer, pour une fois, la caméra fait vivre bien plus intensément les choses, alors qu’il existe un éloignement plus ou moins grand dans la salle.
Retour au pénitencier, et par-dessus passent les images d’un hiver russe, des bouleaux, une ruine, on dirait les vestiges du décor de la création, du temple de Paul von Joukouwsky. Amfortas (très convaincant, Ludovic Trézier dans une prise de rôle) tient entre ses mains l’urne de son père Titurel, jette les cendres, s’en macule le visage. Arrive Parsifal, c’est Gurnemanz qui porte la lance, là encore ce qu’il en reste, un bout de tuyau de métal. Le lecteur a déjà appris la suite de la besogne libératrice. En résumé, un Parsifal très, trop humain pour certains, dans les pires conditions pour sauver ou rétablir tant soit peu d’humanité, Navalny ne contredirait pas. Pour le reste, il y a les tatouages, et pour plus de religiosité, des mamouchkas, à coups de cierges, de croix. À elles aussi d’assurer le Karfreitagszauber, à coups de guirlandes. Il est vrai que ce qui appartient au mystère en général, au charme, au ravissement, sort et sourd de la fosse, des sonorités de grande souplesse des Wiener Philharmoniker, sous la direction de leur nouveau chef Philippe Jordan.