Pour sa cinquième édition, le LuxFilmFest offre un spectre très large de films ayant en commun des questionnements sur la morale en ces temps difficiles

Le cinéma comme engagement

d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2015

« Pour moi, rien ne justifie la guerre ! » Matthias Bittner, réalisateur allemand de 33 ans, est clair dans sa position quand il se tient, un peu seul, devant le public de la Cinémathèque samedi soir. On vient de découvrir son documentaire War of Lies, un entretien de 90 minutes avec Rafid Ahmed Alwan, l’ingénieur chimiste irakien qui, par ses déclarations sur l’existence d’usines d’armes chimiques, aurait déclenché la guerre d’Irak. A-t-il mauvaise conscience ? Qui voit-il le matin en se regardant dans la glace ? Se fait-il des reproches d’avoir inventé tout ça et d’avoir ainsi causé la mort de centaines de milliers de ses compatriotes ? Matthias Bittner, dont War of Lies est le film de fin d’études, est définitif dans son jugement moral de Rafid. Ces questions rythment le long entretien de six jours, huit heures par jour, qu’ils ont mené et dont le film ne retient que les meilleurs moments pour remonter le fil de sa vie.

L’histoire de Rafid pourtant est autrement plus complexe, il la déroule sous nos yeux : ayant fui son pays en 1999, il dépose une demande d’asile en Allemagne – sans intention d’y rester, son but étant de rejoindre l’Angleterre. Comme il n’a pas de papiers, et qu’il refuse de demander à ses frères et sœurs restés en Irak de les lui envoyer, par crainte pour leur sécurité, sa demande est refusée. Mais quelques jours plus tard, il est rappelé par les interrogateurs : ils ont remarqué son métier, ingénieur chimiste pour l’armée irakienne. Puis tout s’enchaîne : Rafid est envoyé de service en service, jusqu’à être sûr qu’il a en face de lui les services secrets allemands, qui collaborent avec le CIA. Comme leur but commun est de renverser Saddam Hussein, il se sent soudain utile et collabore, Quand on lui demande les plans de ces hypothétiques usines d’armes de destruction massive, il en invente. Mobiles, même, sur trois camions. Ses déclarations seront plus tard utilisées par Colin Powell devant le Conseil de sécurité de l’Onu pour justifier l’invasion de l’Irak. Les médias l’appellent Curveball, puis le démasquent, le traitent de « menteur », mais le mal est fait.

Rafid Ahmed Alwan est-il vraiment coupable de la guerre, comme le laisse entendre Matthias Bittner ? La situation fut beaucoup plus nuancée, il n’était probablement qu’un pion dans le grand jeu organisé par les États-Unis et leurs alliés. Les camions imaginaires de Rafid ne furent que la justification officielle d’une stratégie géopolitique, pour que le public accepte une nouvelle guerre (nous sommes juste après les attentats du 11 septembre). À côté du jugement moral trop évident, le film du jeune réalisateur allemand a un autre problème : à part les images de l’entretien, il n’en a pas. Or, comment meubler 90 minutes sans avoir d’images, comment rendre captivant un film trop intellectuel ? Bittner n’y vas pas avec le dos de la cuillère et filme toutes sortes d’images fictives, qu’il utilise pour illustrer les propos de Rafid – du re-enactment agaçant. Il essaie d’en faire un film policier avec force artifices, scènes reconstituées et musique empathique à gogo.

La veille à Utopia. Le réalisateur allemand d’origine roumaine Alexander Nanau se tient devant une salle à moitié vide qui vient de découvrir son documentaire Toto and his sisters, qu’il a tourné en quatorze mois, sans aucune mise en scène et avec une caméra si objective qu’elle en devient presque cruelle. Réalisé suite à un appel de l’Union européenne, qui mettait à disposition des budgets pour faire un travail de sensibilisation sur la minorité rom en Roumanie, le film plonge dans les bas-fonds des ghettos, où les habitants vivent dans une extrême précarité. Nanau avait fait des recherches intensives durant quatre mois avant de trouver Toto, un petit garçon de sept ou huit ans, qui vit seul avec ses deux sœurs Andreea, treize ans, et Ana, 17. Leur père ne s’est jamais occupé d’eux, leur mère est en prison pour trafic de drogues (« tout le monde dans notre famille a fait de la prison », dira-t-elle) et les enfants sont livrés à eux-mêmes dans l’appartement familial, sans argent, sans ressources. Enfin, seuls – leurs « oncles » sont censés s’occuper d’eux, mais ce ne sont que de pitoyables junkies qui se shootent en face des enfants.

Alexander Nanau a réalisé un documentaire puissant, choquant par la misère de ce qu’il montre : durant cent minutes, le film accompagne la descente aux enfers des enfants, et la bataille des deux cadets pour s’en sortir, en se faisant placer dans un orphelinat, alors qu’Ana sombre dans la drogue. Il y a cette scène incroyable où Andreea, équipée de la caméra que lui a mise à disposition Nanau, va voir sa sœur, complètement paumée, dans leur appartement devenu une sorte de décharge. L’intimité de leur confrontation sur la culpabilité est d’une puissance époustouflante et n’a pu être atteinte que grâce à la grande confiance que les enfants avaient dans le réalisateur. Le film toutefois pose aussi beaucoup de questions sur la position d’un réalisateur de documentaire, sur les frontières morales qu’il doit s’imposer pour être vrai sans être voyeur.

La morale est aussi au centre des Brigands, l’adaptation, par Frank Hoffmann et Pol Cruchten (Red Lion), de la pièce éponyme de Schiller. Ici, les Von Moor deviennent des Escher, on n’est plus au XVIIIe siècle mais aujourd’hui, au Luxembourg, dans le monde de la haute finance. Qui a le plus de vertu, l’ambitieux Karl, qui ne rêve que de faire des affaires, toujours plus d’affaires, ou le timide Franz, qu’on rencontre d’abord en prison, où on l’entend dire cette fameuse phrase « la liberté ou la mort » ? Ouvrant sur de très belles images de Jerzy Palacz, le fidèle chef opérateur de Pol Cruchten, le film n’arrive pourtant pas à se défaire de la théâtralité de son original – ou est-ce la direction d’acteurs de Frank Hoffmann qui fait d’Amalia (Isild Le Besco) une cruche raide et froide, si gauche dans son comportement qu’on ne lui croit pas une seconde ?

Black Harvest, le documentaire de Jean-Louis Schuller et Sean Clark (Antevita Films) sur la pratique du fracking au North Dakota, pose les questions morales de manière plus distante, à travers ses deux protagonistes. John Heiser est un paysan traditionnaliste, qui voit la transformation du paysage qu’il aime tant en champs de pétrole avec un mélange de rage et de nostalgie. Doug Wenner par contre arrive du Montana avec d’autres compatriotes suite à la promesse d’une ruée vers l’or noir qui permettrait non seulement au pays de redresser sa croissance, mais peut-être aussi à Doug de reprendre sa vie en main en travaillant. Davantage qu’un film sur le fracking, Black Harvest est un film sur la crise économique aux États-Unis et le changement qu’impliquent de nouvelles activités industrielles. Jean-Louis Schuller a fait de ces belles images qu’il sait si bien faire, les deux personnages sont touchants dans leur solitude et leurs questionnements, le film prend tout son temps à les suivre et contempler l’énormité des plaines du North Dakota.

Dans Melody (coproduction Samsa) toutefois, Bernard Bellefroid en fait un peu trop sur le plan moral : non seulement son héroïne porte-t-elle un enfant pour une autre femme, mais en plus, elle est elle-même née sous X et sa « cliente », qui voulait avoir un enfant toute seule, est atteinte d’un cancer et mourra avant la fin de la grossesse. Même si les questions identitaires et celles sur l’éthique des méthodes de procréation médicalement assistée sont de toute actualité, le film n’est jamais crédible parce qu’il en fait des tonnes. Jusqu’à inventer une relation intime entre la porteuse (pauvre) et la future mère (riche) qui semble complètement tirée par les cheveux. Mais comme blaguait un des producteurs rencontré durant le festival : il faut beaucoup de malheur, « au moins de la violence conjugale » pour qu’un film soit sélectionné dans les festivals.

Et c’est un des principaux reproches que l’on pourrait faire au LuxFilmFest : il y a tellement de films déprimants, lourds, qu’on a envie de se tirer une balle dans la tête. Pas d’espoir, pas d’amour et surtout pas d’humour… Tout vise la consternation du public, qui doit bien culpabiliser en sortant des films, comme une pénitence très catholique – et avant une hypothétique réconciliation samedi, lors de la clôture ? Le deuxième reproche est celui d’une grille de programmation absolument frustrante pour le cinéphile : il est tout simplement impossible de voir ne seraient-ce que les plus intéressants de la soixantaine des films retenus, entre compétition officielle, compétition documentaire, films luxembourgeois (nombreux cette année, six longs et neuf courts, plus les films pour enfants), sélection officielle hors compétition etc. Vu le peu de projections par film (deux) et par soir (deux, dans cinq salles différentes), il fallait nécessairement faire des choix, parfois simplement pragmatiques. Cette offre limitée dans une profusion de possibilités explique peut-être que souvent, il reste de nombreuses places dans les salles, même pour les projections en présence des réalisateurs.

Le LuxFilmFest – Luxembourg City Film Festival, dure encore jusqu’à dimanche, 8 mars ; clôture demain, samedi 7 mars, avec la projection de Baby(a)lone de Donato Rotunno (à 19 heures à Utopolis, voir ci-dessous). Les films récompensés seront montrés dimanche à partir de 16h30 à la Cinémathèque ; www.luxfilmfest.lu.
josée hansen
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