L'enquête

L’affaire des affaires mène au Luxembourg

d'Lëtzebuerger Land du 06.02.2015

La scène résume tout le drame de Denis Robert : le 12 octobre 2006, on frappe à sa porte. Police, perquisition (encore), Robert sort dans le jardin, gros plan sur son visage – « Si j’avais su qu’on me foutrait dans une telle merde » dit-il en voix off, puis tombe dans les pommes. Bien malgré lui, le journaliste-justicier, luttant presque seul contre des affaires de corruption et de blanchiment d’argent qui le dépassent largement, s’est retrouvé dans l’œil du cyclone, pris en otage entre les affaires d’État et les sanglantes luttes fratricides en amont de la présidentielle de 2007 entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. L’enquête du réalisateur français Vincent Garenq (Présumé coupable, 2011), coproduit par Claude Waringo (Samsa) et qui sortira en salles en France et au Luxembourg mercredi prochain, 11 février, essaie de rendre intelligibles les multiples histoires sombres qui se croisent dans l’univers de la haute finance.

Tout commence lorsque le journaliste français Denis Robert, incarné par un Gilles Lellouche très juste, alors qu’il vient de claquer la porte de Libération parce qu’il se sent censuré, est contacté par le Luxembourgeois Ernest Backes (le dernier rôle de Marc Olinger). Cet ancien de la chambre de compensation financière Cedel, devenue Clear-stream, lui montre des documents qui prouvent l’existence de comptes non-publiés de la boîte, qui permettent de cacher des sommes énormes des fiscs nationaux ou de blanchir des fonds provenant de sources douteuses. « Soit ce type est complètement mytho, dit Denis Robert le soir à sa femme, soit c’est l’histoire du siècle ! » Durant dix ans, cette enquête va l’engloutir. Sa persévérance, son obsession, voire sa paranoïa vont lui coûter sa liberté et sa légèreté. De rencontre en contact, de révélation en suspicion, Denis Robert tente de démasquer un système financier opaque qui semble bien s’organiser sous la bienveillance des pouvoirs politique, judiciaire et militaire. En dix ans et après plusieurs livres, notamment Révélation$ en 2001 et La boîte noire en 2002 (parus tous les deux aux Arènes), Denis Robert se met à dos Clear-stream, le monde bancaire, de nombreux collègues journalistes (aussi au Luxembourg), la moitié de la population du grand-duché, se fait attaquer en justice (une soixantaine de procès dans plusieurs pays, dont il sera définitivement blanchi en 2011) et utiliser par des forces plus ou moins obscures qu’il ne contrôle pas. Tout cela est la biographie assez improbable d’un gars de Lorraine devenu l’incarnation du Don Quichotte luttant contre des moulins à vent. Mais comment en faire un film sans le mystifier ?

Vincent Garenq admire Denis Robert pour ce qu’il a fait et cela se sent tout au long du film. Mais L’enquête n’est pas un biopic classique – bien qu’il évoque aussi, brièvement, les conséquences néfastes des luttes du journaliste sur sa vie de famille, notamment le bien-être de ses filles. Garenq et son co-scénariste Stéphane Cabel ont par contre voulu raconter un récit encore plus grand, celui de la haute finance et de la corruption au niveau de l’État. En une heure 45, ils entremêlent donc de nombreux fils narratifs plus complexes les uns que les autres, entre Clearstream et l’affaire des frégates de Taïwan et leurs rétrocommissions, sur laquelle enquête le juge Van Ruymbeke (excellent Charles Berling), mais aussi les intrigues des deux géants de l’armement EADS et Thomson ou les manigances de Dominique de Villepin et de sa cour contre Nicolas Sarkozy ou le rôle joué par la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et le général Rondot. Autant de noms que le lecteur attentif de la presse française aura croisé ces dix dernières années sans toujours faire le rapport entre eux.

Et c’est aussi toute la complexité du film : Comment faire un long-métrage compréhensible avec une certaine tension dramaturgique de toutes ces informations ? Comment créer des personnages de fiction crédibles à partir de ces figures emblématiques ? Sur ce plan-là, L’enquête ne réussit pas toujours. Peut-être pour cause du trop-plein d’informations ou par manque de choix clairs, les personnages sont tous tenus de réciter des quantités impressionnantes de texte pour faire passer, de manière très didactique, les clés de lecture de cet enchevêtrement d’histoires complexes. Alors le motif principal du film est le dialogue entre deux protagonistes, en marchant, en mangeant, en se retrouvant pour des rendez-vous secrets, devant les tribunaux et surtout, surtout au téléphone... En gros, Denis Robert semble passer sa vie avec le portable vissé à l’oreille.

Au cours de son travail, Denis Robert aura trouvé en Van Ruymbeke un support et un allié, les deux personnages sont représentés comme les chevaliers blancs de la vérité, ce qui les rend trop unidimensionnels. La figure la plus intéressante, car la plus complexe, est l’homme d’affaires franco-libanais Imad Lahoud, qui a joué un rôle douteux dans l’affaire Clearstream 2 et les listes trafiquées de détenteurs de compte chez Clearstream. Laurent Capelluto lui donne cette profondeur, ce doute qui manque aux autres personnages.

Tourné en grande partie au Luxembourg, le film fut financé à hauteur de 2,15 millions d’euros par le Film Fund, dont le réalisateur salue « une pertinence et une intelligence rares ». « J’ai été le premier stupéfait qu’ils nous suivent sur un film pareil », dit-il encore dans le dossier de presse. Mais Clearstream était bien avant Lux-Leaks : le travail de Denis Robert et surtout le film ne s’attaquent qu’à une société implantée au Luxembourg, certes protégée par la justice (la politique n’est guère évoquée que par le biais d’images d’archives montrées à la télévision), mais non représentative de tout un système. Antoine Deltour et le consortium de journalistes ICIJ ont continué le travail une décennie plus tard. Ce sera le prochain film à faire.

Attac Luxembourg et Etika invitent à une avant-première du film, qui aura lieu mardi prochain, 10 février, à 19 heures à Utopolis Kirchberg.
josée hansen
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