Entretien avec l’urbaniste Isabelle Van Driessche sur la gentrification et les difficiles notion du centre et du beau en urbanisme

À la recherche de l’espace-rue

d'Lëtzebuerger Land du 27.02.2015

d’Lëtzebuerger Land : Après des décennies marquées par un retrait dans le monde pavillonnaire des cités résidentielles, on sent un nouveau besoin d’urbanité. La concurrence pour les biens immobiliers en ville s’en trouve exacerbée.

Isabelle Van Driessche : Les personnes communiquent et se déplacent toujours plus vite et plus loin et peuvent donc accéder à des marchés immobiliers toujours plus éloignés. Spatialement, la production se dissocie toujours plus de la consommation et l’emploi du logement. Les marchés foncier et immobilier se sont, par cette mobilité des usagers et des investisseurs, ouverts à un plus grand nombre. Comme c’est le plus offrant qui gagne sur un marché ouvert au monde, les prix montent partout où c’est attractif, partout où des choses intéressantes peuvent se passer et ceci sans aucun rapport avec les salaires des gens qui y travaillent ou y vivent. À l’inverse, cette mobilité facilitée peut se transformer en piège pour ceux qui, pour accéder à un logement décent, s’éloignent des pôles d’emploi au point de dépendre exclusivement de la voiture individuelle pour tout déplacement.

De nombreux jeunes ménages s’installent dans les quartiers populaires à la recherche d’authenticité et de prix abordables. Et finissent en agents de la gentrification. Faut-il leur en vouloir ?

La gentrification mériterait un article à elle toute seule et ce phénomène est à prendre en considération dans la planification. La réponse ne consiste sûrement pas à juste désigner un coupable sans chercher à en comprendre le mécanisme. Je pense que les chercheurs des organismes de statistiques et des observatoires ainsi que les personnes qui animent le travail social dans les quartiers sont très bien placés pour traiter de ce sujet. Il est clair cependant qu’un plan d’aménagement qui permet de construire plus que ce qui existe et qui valorise le site en améliorant son accessibilité, va le rendre attractif pour de nouveaux résidents ou usagers. Il va très vraisemblablement contribuer à une hausse des prix qui chassera certains habitants. Il est toujours important d’identifier ces populations pour voir s’il est nécessaire de prévoir des mesures d’accompagnement social des habitants. La loi sur l’aménagement communal et le développement urbain prévoit de telles mesures pour les zones à restructurer. En ce sens, l’urbaniste peut porter une part de responsabilité dans ce phénomène, mais il n’est pas le seul, le processus de développement urbain comprend de très nombreux acteurs.

On se plaint beaucoup d’une architecture « null-acht-fünfzehn », celle des promoteurs et des résidences avec les inévitables rambardes en inox. Je suis conscient que c’est un terrain glissant, mais quel regard portez-vous sur les qualités esthétiques des bâtiments construits pendant les années du boom économique ?

J’ai un peu du mal à juger de l’esthétique. Même si j’en reconnais l’importance, je ne peux pas l’isoler d’autres critères. Il y a tant de questions à traiter en urbanisme, notamment quant au programme avant d’aborder la forme. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles je suis allée me réfugier dans l’urbanisme (rires).

Il est de plus en plus fréquent que l’architecte ne connaisse pas le destinataire final de son œuvre. C’est le cas lorsqu’il travaille pour un promoteur qui construit pour vendre ou pour louer. Il doit alors proposer quelque chose de simple, de flexible, d’attractif pour le plus grand nombre. Même si cela tend à normaliser ce type d’habitat, une telle attitude ne va pas automatiquement engendrer de la laideur. Un simple cube, s’il est bien pensé, peut être très beau. La recherche dans ce sens va même jusqu’à la création de constructions qui s’adaptent à leurs usagers.

La qualité architecturale n’est donc pas forcément une question de budget, de prix ?

J’ai vu des quartiers très modestes avec des petites maisons cubiques, compactes et thermiquement bien agencées que j’ai trouvés plus beaux que certains lotissements où on trouve une exubérance de tourelles ou de simili-frontons mal proportionnés et terriblement chers. Exubérante ou sobre, l’architecture est belle si elle a un sens, si le concept établit consciemment du lien sur plusieurs plans.

Par ailleurs les particuliers qui construisent ont envie de se distinguer des autres. Vous pensez bien que si vous avez économisé des dizaines d’années durant pour réaliser la maison de vos rêves, vous allez vouloir mettre dedans tout ce que vous aimez. Rester sobre, ce n’est pas toujours évident et peut-être pas toujours nécessaire.

Ne dédouanez-vous pas un peu vite les architectes et les urbanistes ? N’ont-il pas leur part de responsabilité dans les paysages construits ces dernières décennies ?

Vous voulez savoir à qui la faute (rires) ? En tant qu’urbaniste on peut être responsable de certaines horreurs, même si, en principe, celles-ci ont été construites par des architectes et approuvées par les autorités. Pour l’urbaniste, la question est : quelle liberté faut-il laisser aux architectes ? D’un côté, les urbanistes peuvent élaborer une réglementation trop contraignante qui ne permettra plus à l’architecte de bouger. Dans un quartier à protéger, on pourrait ainsi tout prédéfinir au point que l’architecte serait condamné au pastiche. De l’autre côté, si l’urbaniste laisse trop de liberté à l’architecte, il risque de faire le jeu de ceux qui ne se soucient pas de la qualité de vie, de l’intégration aux paysages ou de la protection de la nature.

Voyez-vous, les urbanistes aimeraient bien écrire dans les règlements : « La construction, le quartier doivent être de bonne qualité et beaux ». Mais encore faudra-t-il définir la « bonne » qualité et ce qui est « beau » en cas de réclamation dans les procédures publiques. Le juridique supporte mal les adjectifs qualificatifs, tout doit être quantifié. Et on en arrive à des descriptifs à la limite de l’absurde : « Le beau, la qualité, c’est autant de centimètres par ici, autant de pente par là ». En tant qu’urbaniste on essaie de créer un rapport entre la liberté et la contrainte… C’est donc une question de mesure qu’on explore sans cesse. En fait, si la qualité était une priorité culturelle on serait moins souvent obligé de contraindre juste pour limiter les dégâts.

Vous avez travaillé pour le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau de Kirchberg entre 1985 et 1998. La question du centre sur le plateau comment s’est-elle posée ?

Au début des années 80, les gens parlaient de « Centre » européen pour désigner le quartier entre la vallée de l’Alzette et la Coque, puis de « Centre » scolaire et sportif pour la partie qui incluait l’École européenne entre la Coque et l’ancien « Centre » Henri Tudor. Le plateau se terminait par la Foire internationale de Luxembourg (Fil) et le quartier résidentiel « Domaine du Kiem ». Qu’est-ce qu’un centre en périphérie ? Les urbanistes comme Vago en 1967 puis Aregger vers 1973 ont localisé sur le plateau de Kirchberg chacun une zone plus « centrale » dans leur projets respectifs : Vago à l’endroit de l’actuel quartier bancaire et Aregger à l’ouest du Domaine du Kiem.

À la fin des années 80, les banques ne trouvant plus de place au centre-ville recherchaient une adresse dans la capitale. Le Fonds Kirchberg a alors créé un nouveau quartier pour les accueillir à l’emplacement approximatif du centre prévu anciennement par Vago. Pour créer un « centre » il ne suffit pas d’une forte demande, il fallait, en plus d’une programmation mixte et bien ciblée, faire un quartier très urbain, dense et à même de former un espace-rue. Heureusement, certaines de ces banques étaient prêtes à parier sur le développement urbain du quartier, mais la plupart, voyant leur terrain jouxté d’un échangeur d’autoroute, des halles de la Fil et plus loin d’un quartier résidentiel, avaient du mal à croire à un futur « centre » urbain et souhaitaient se positionner chacun au milieu de sa parcelle afin d’éviter tout contact entre bâtiments, un peu à la manière d’un gros lotissement pavillonnaire. Pour répondre à cette demande d’implantation tout en conservant une certaine densité, les bâtiments ont été rapprochés les uns des autres autant que possible. Cette proposition d’aménagement établie entre 1988 et 1990 en association avec Félix Thyes et Christian Bauer était un compromis peut-être pas assez urbain, mais qui trouvait consensus sur un site encore qualifié de périphérique et à une époque où beaucoup d’esprits étaient encore influencés par une urbanisation de zones prônant la séparation des fonctions.

Même si ce quartier bancaire était proche d’un quartier résidentiel et de la Fil, cette juxtaposition de fonctions restait insuffisante pour créer une mixité à caractère central, il fallait aussi une locomotive. Ce furent Utopolis et Auchan, mais à condition qu’ils contribuent à l’animation des espaces extérieurs du quartier. Or, cette exigence, contraire au principe même des supermarchés, refermés sur eux-mêmes pour que tout se passe à l’intérieur, dans les galeries marchandes, a nécessité de grandes facultés de persuasion.

La pression foncière des banques sur le centre-ville n’a-t-elle pas été déplacée trop tard vers le plateau de Kirchberg ? À la fin des années 1980, le patrimoine urbain du boulevard Royal était déjà en large partie détruit.

La réglementation de l’époque le permettait, voire encourageait cette reconversion. Le plan dit « Vago », en vigueur entre 1967 et 1993, autorisait plus de densité et plus de hauteur que l’existant, notamment sur le boulevard Royal. C’était un véritable appel aux investisseurs à s’installer au centre-ville. La vision du développement urbain des années 60-70 était très différente de celle d’aujourd’hui. Il s’agissait de s’imposer comme capitale, voire capitale européenne et de symboliser le progrès sans trop de nostalgie. Le Conseil européen d’Edimbourg a fixé en décembre 1992 le siège de diverses institutions européennes et c’est en 1993 que le plan Vago a été remplacé par le plan Joly, nettement plus conservateur du patrimoine de la capitale. Malheureusement un peu trop tard pour le boulevard Royal.

Aujourd’hui, on est frappé par le nombre de grands projets, dont beaucoup se situent sur des friches industrielle : Neischmelz à Dudelange, les tanneries à Wiltz, le site de Belval et, qui sait, bientôt l’aciérie de Schifflange…

Le principal problème des grands projets immobiliers est l’accès au foncier. Un acte de politique foncière aussi volontaire que la déclaration d’utilité publique, qui a permis l’acquisition de terrains sur une surface de quelque 360 hectares sur le plateau de Kirchberg, constitue une très grande opportunité de développement. Même si l’expropriation n’a pas été nécessaire dans la plupart des cas d’acquisition, cette déclaration, peut-être impopulaire, a certainement accéléré le développement du site pour lui permettre de briguer le siège des institutions européennes.

Un tel acte visionnaire se heurterait aujourd’hui à des contraintes croissantes de prix du sol, de protection environnementale et de complexité administrative. C’est pourquoi la plupart des grands projets du pays investissent aujourd’hui d’anciennes friches industrielles et artisanales, qui présentent le double avantage de se trouver proches des centres urbains et en main d’un petit nombre de propriétaires. Leur inconvénient majeur est le coût de la dépollution.

Comme les grands projets de développement durent de nombreuses années entre les premières acquisitions et les dernières constructions, ils doivent être gérés et portés par des organismes qui ont au moins la même durée de vie que le projet. C’est pourquoi, au Luxembourg, ces grands projets sont souvent portés par un Fonds ou un organisme soutenu par l’État, ou par une ou plusieurs communes. Les projets entièrement portés par des promoteurs privés doivent quant à eux être réalisés et commercialisés plus rapidement, ce qui n’est pas toujours possible pour des projets de très grande envergure et très mixtes, surtout si le foncier n’est pas en une seule main.

L’histoire du XXe siècle est émaillée par une longue série de villes nouvelles qui ont très mal vieillies. Comment vous expliquez-vous ce haut taux d’échec ?

Chaque cas est spécifique et a des causes historiques et locales, et toutes ces opérations n’ont pas été des échecs. Il existe de nombreux ouvrages sur le sujet où diverses raisons, notamment de gouvernance, sont évoquées. Je ne sais pas s’il est pertinent de réaliser une « ville nouvelle » au Luxembourg. De grands projets greffés à l’existant me semblent plus durables. On peut éventuellement dire qu’entre le moment où on conçoit un projet d’envergure et le moment où il devient habitable, les besoins, les prix, le tissu économique ne sont souvent plus les mêmes… Tout peut avoir changé : une crise économique, un changement politique, l’éclatement d’une bulle immobilière.

Il faut donc accompagner le processus de développement d’une évaluation du projet et dès le départ mettre en place des indicateurs qui permettent de vérifier, par exemple en cours de projet, si les principaux objectifs peuvent encore être atteints et si une réadaptation est nécessaire. Il s’agit de ne pas perdre de vue l’objectif initial ni le destinataire du projet. Le concept doit être durable, c’est-à-dire donner du sens dans un maximum de domaines qui se jouent sur le site : économique, écologique, social, esthétique, culturel, … La robustesse du projet se définit justement par sa capacité à changer tout en restant reconnaissable. Ce concept doit être adaptable sans perdre son identité, son sens. C’est tout l’art de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme.

Chaque grand projet doit donc comporter un « plan b » en cas d’imprévus. Or comment prévoir l’imprévisible ?

J’ai parlé de l’outil d’évaluation et de la création d’établissements qui peuvent inclure une certaine marge de manœuvre dans leurs statuts. Nous disposons aussi d’outils réglementaires comme les plans d’aménagement généraux et particuliers, ou non réglementaires comme la concertation avec la population ou les schémas directeurs. Ils nous permettent de planifier à des échelles spatiales et de temps différentes. Des données sont aussi nécessaires à la programmation urbaine. Or le Luxembourg est tellement petit que les données statistiques doivent être utilisées avec précaution. En cas d’absence d’indicateurs pertinents, il ne nous reste plus que l’expérience ou la concertation pour justifier un programme.

Et il ne faut pas oublier que les évolutions futures du pays dépendent en grande partie de facteurs qui se situent au-delà des frontières. Aujourd’hui, on ne peut résoudre un problème d’aménagement du territoire ou d’urbanisme sans situer les questions économiques, environnementales et de mobilité dans une perspective transfrontalière.

L’urbaniste peut-il prévoir si la vie de quartier fonctionnera ?

Il y a toujours une part de risque. Mais je ne me pose pas la question dans ces termes. Car je ne vois pas la ville comme un objet figé, mais comme un processus, comme quelque chose qui ne cesse de bouger. Les gens vivent, meurent, ils changent de mentalité, de mode de gestion du quotidien. Les nouvelles technologies de communication comme internet et le téléphone mobile ont par exemple complètement changé la perception de l’espace et notre mode de vie

L’urbanisme n’est pas de l’architecture au pluriel. Il n’y a pas un créateur de quartier qui dessine sa vision géniale d’une vie de quartier idéale comme dans Le meilleur des mondes et la fait réaliser telle quelle… heureusement ! Avant qu’un projet émerge du sol, il faut un temps de gestation étayé par une bonne programmation. Il faut confronter les idées avec tous les acteurs, inscrire le projet dans le temps et laisser une place aux imprévus de sorte que leur prise en compte ne mette pas en danger la qualité de l’ensemble. L’urbaniste est le contraire d’un démiurge, c’est un médiateur.

Peut-on planifier du lien social ?

Quand vous faites un nouveau lotissement et que vous plantez un même type de maison sur un même type de parcelle, les personnes qui finiront par s’y installer vont forcément se ressembler. Cette population socialement homogène va vieillir ensemble. Peut-être y a-t-il du lien social sans mixité ? Dans des quartiers plus mixtes, comme ici au Pfaffenthal, le mélange permet des rencontres. À différents moments, l’espace public est occupé par différentes personnes. La configuration de l’espace joue, elle aussi, un rôle. Pour planifier du lien social, pour autant qu’il soit possible de planifier les réactions humaines, il est indispensable de créer au moins des lieux accueillants, si possible dans l’espace public, mais sans préjugés : la galerie d’un supermarché peut aussi constituer un lieu de rencontre.

Bernard Thomas
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