Dans quelle mesure les réseaux sociaux peuvent-ils, ou doivent-ils, participer à la prévention des suicides ? En 2014, l’organisation britannique Samaritans avait lancé une application dénommée Radar pour repérer sur Twitter les phrases comme « j’ai besoin d’aide » ou « j’en ai assez d’être seul » qui précèdent souvent des passages à l’acte et envoyer à leurs auteurs un email offrant de l’aide, mais avait dû renoncer à son initiative en raison des protestations du public. Dans un courrier révélé l’année suivante à la faveur d’une initiative faisant appel au « Freedom of Information Act », l’Information Commissioner’s Office (ICO), l’organisme britannique de protection des données, avait estimé que le dispositif n’aurait sans doute pas été compatible avec les règles relatives aux données personnelles.
Aujourd’hui, c’est un effort entrepris non par une association, mais par Facebook qui pose question. En 2017, après des suicides diffusés en direct sur Facebook Live, Facebook avait mis en place un dispositif faisant appel à l’intelligence artificielle
et aux alertes d’utilisateurs pour repérer les candidats au suicide. Mais à la différence du projet avorté des Samaritans, celui-ci consiste, après avoir identifié le lieu d’où émane l’appel à l’aide supposé, à alerter la police. Dans un premier temps, il l’avait déployé aux États-Unis, avant de l’étendre au reste du monde – mais en excluant l’Union européenne, « trop sensible » selon la firme de Mark Zuckerberg aux considérations de protection de la sphère privée.
En mai 2018, un représentant de Facebook avait ainsi appelé un officier de police en Caroline du Sud pour l’aider à localiser un homme en train de « streamer » en direct sur Facebook Live sa tentative de suicide, décrivant l’endroit visible sur le stream et transmettant au policier sa latitude et sa longitude. Lorsque la police était arrivée sur les lieux, l’homme avait tenté de s’enfuir mais avait été rattrapé et emmené à l’hôpital. Dans un autre cas rapporté par le New York Times, une femme résidant dans l’Ohio avait publié un post sur Facebook indiquant qu’elle se rendait chez elle à pied et avait l’intention de se tuer une fois arrivée. Ce post avait été signalé à la police locale, qui avait rapidement pu localiser cette femme. Celle-ci avait toutefois nié songer à se suicider. Craignant qu’elle ne passe à l’acte, le policier lui avait néanmoins demandé de se rendre à l’hôpital volontairement, menaçant de l’y contraindre en cas de refus. Il avait fini par l’amener à un centre psychiatrique pour un diagnostic de santé mentale.
Dans une enquête publiée la semaine dernière, une journaliste New York Times se dit sceptique à l’égard de ce programme de prévention, estimant qu’en devenant ainsi « arbitre global de détresse mentale », Facebook se retrouve dans une situation délicate alors qu’il est dans le collimateur des autorités américaines, canadiennes et européenne pour son attitude négligente en matière de protection des données, sans parler de son comportement douteux lors de campagnes électorales et face à des campagnes de haine ethnique. Le suicide est la deuxième cause de décès dans le monde chez les 15-29 ans selon l’Organisation mondiale de la santé, rappelle le journal, et Facebook devrait donc a priori pouvoir avec ce programme de se montrer sous un jour meilleur si ces efforts contribuent effectivement à préserver de jeunes vies.
« L’an dernier, dans le monde, nous avons aidé les premiers secours à trouver 3 500 personnes ayant besoin d’aide », a ainsi expliqué en novembre dernier Mark Zuckerberg. Mais le New York Times cite des experts en santé mentale qui estiment que ces appels de Facebook à la police peuvent aussi précipiter les passages à l’acte, contraindre des gens sans tendances suicidaires à se soumettre à des évaluations psychiatriques ou encore déboucher sur des arrestations ou des fusillades. En l’absence de suivi des résultats de ses interventions anti-suicide, Facebook assume le rôle d’une agence publique de santé tout en protégeant les procédures correspondantes comme s’il s’agissait d’un secret commercial, ce qui empêche de vérifier si son approche est « adéquate, efficace ou sûre », estime le quotidien.