Dans le livre célébrant le centenaire de la Fedil, l’historien Charles Barthel fait l’éloge de l’autoritarisme patronal

Les patrons contre « la plèbe »

d'Lëtzebuerger Land du 04.01.2019

Pour clôturer son centième anniversaire, la Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil) vient de publier une monographie (Tous les défis du monde, Maison moderne, 160 pages) dont le ton réactionnaire frise le comique. La Fedil avait passé commande à l’historien Charles Barthel, lui donnant carte blanche. Celui-ci a choisi de se concentrer sur l’émergence du lobby patronal, c’est-à-dire les années 1917 à 1921, la période des crises politiques, diplomatiques, dynastiques et sociales. L’antagoniste de son récit, ce sont les syndicats : « Krier et compagnie », « Krier et consorts ». Le livre se lit comme un long dérapage syndicalophobe. Sous la plume de Barthel, le syndicaliste socialiste Pierre Krier se transforme en grand manipulateur de l’histoire sociale, un « agitateur socialiste », épaulé de « têtes brûlées » et d’« une poignée d’illuminés communistes ».

À l’écoute de ses discours, les ouvriers sont « ensorcelés » et se transforment en « caïds locaux ». En 1920, les « bonzes » syndicaux deviennent de plus en plus « effrontés », estime Barthel. Le péril rouge menace : les comités d’entreprise sont exposés à « l’intoxication, dirigée en arrière-plan par l’entremise des démagogues de la centrale syndicale ». D’un côté « les outrances des leaders syndicalistes à la Pierre Krier, Adolphe Krieps ou Pierre Kappweiler », de l’autre la Fedil « une organisation de combat contre la déraison prolétarienne ». Cette approche top-down, escamotant la base syndicale, dominait déjà 100 Joer fräi Gewerkschaften (2016) : L’ouvrage collectif publié par l’OGBL résumait largement l’histoire syndicale à l’histoire de son bureau exécutif.

Emporté par ses propres formules et formulations, Charles Barthel a fini par pondre une apologie de l’autoritarisme patronal. C’est donc un livre de combat que publie la Fedil à l’occasion de son centenaire. Et ceci à un moment où l’organisation patronale tente de se profiler comme « smart » et « positive ». « Nous ne sommes pas un club de vétérans, mais l’avenir », clamait ainsi son président Nicolas Buck au début 2018. La nouvelle Fedil chercherait une « relation moins conflictuelle avec le pouvoir », évitant les sujets qui fâchent (index ou salaire social minimum), et communiquant sur la recherche de talents et les défis de « l’hyper-industrie ». Barthel n’a cure de cette bienséance postmoderne. Il écrit ce que ce que de nombreux entrepreneurs se disent entre eux, loin des micros.

Charles Barthel adopte exclusivement la perspective patronale au point de se confondre avec elle. Du coup, sa fable sonne comme un acte de ventriloquie. Début décembre, lors de la présentation du livre, Nicolas Buck pensait féliciter Barthel : « Ce qui est intéressant, c’est qu’il va se mettre à la place des protagonistes. Il va presque penser pour eux et interpréter leur stratégie. » Mais pour l’historien, interpréter le silences des morts (ou parler à leur place) est un exercice périlleux. Surtout si l’état des sources est, comme le concède Barthel, « lacunaire ». Son histoire, avertit-il le lecteur dès l’introduction, risquerait de « demeurer fragmentaire ». Au niveau des sources, le livre de Barthel est même en recul par rapport à des publications antérieures. La plaquette commémorative parue en 1993, à l’occasion du 75e anniversaire de la Fedil, citait ainsi les procès-verbaux des premières assemblées du lobby industriel qui sont « introuvables dans l’intervalle ». Du coup, on bute sur beaucoup de conjectures et d’hypothèses.

Avec son livre sur la Fedil, Barthel s’avance pour la première fois sur le terrain de l’histoire sociale. D’entrée, il dénonce les « auteurs de la gauche » qui adopteraient « la seule perspective des classes laborieuses en faisant preuve d’une remarquable indulgence à l’égard des excès commis par celles-ci » et traiteraient les patrons comme « têtes de turc dont les exactions sont vilipendées sans pardon ». Barthel veut « apporter des nuances ». Et de prévenir que ce révisionnisme ne sera « pas forcément du goût de tout le monde ». Il est frappant que Barthel ne cite à aucun moment les publications des historiens du mouvement ouvrier Ben Fayot, Jacques Maas, Frédéric Krier ou Denis Scuto. Le seul historien luxembourgeois qui se retrouve dans les notes de bas de page, c’est Gilbert Trausch, son mentor.

Barthel a fait carrière sous Trausch, dont il hérite en 2001 de la direction du Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman. En juin 2015, il est convoqué pour sept heures du matin au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Le ministre Marc Hansen (DP) lui annonce sèchement que son institut sera dissous dans l’Uni.lu. Refusant de déménager à Belval, Barthel trouvera refuge aux Archives nationales. Il se réinventera en tant que polémiste, et ceci sur un sujet sur lequel il n’avait jamais fait de recherches : l’Occupation. (Alors qu’il a traité de l’industrie sidérurgique sous tous les angles, Barthel avait toujours manqué d’aborder la question de la collaboration économique.) En octobre 2015, il s’attaque violemment au « rapport Artuso », en s’en prenant à son auteur. Il tentait moins de convaincre le collègue que d’écraser l’ennemi, dont il affubla les recherches d’adjectifs comme « tollkühn », « abstrus », « ungeheuerlich » ou « schlicht surreal ». L’ancien délégué CGFP pensait défendre l’honneur de l’État luxembourgeois et de ses fonctionnaires accusés d’avoir collaboré à la persécution des Juifs.

Son empathie pour le monde ouvrier et sa sensibilité pour la question sociale tendent vers zéro. Sa haine des syndicats n’a d’égale que sa vénération des « grands hommes ». Ce réflexe était déjà perceptible dans ses articles anti-Artuso, où Barthel défendait bec et ongles Albert Wehrer, le chef de la Commission administrative entre mai et octobre 1940, et dans son livre jubilatoire sur la Croix Rouge de 2014, où il encensait la grande dame Aline Mayrisch. Dans son histoire du monde patronal de l’entre-deux-guerres, le héros est Paul Wurth, le seul qui « semble garder son sang froid », alors que l’ancien monde s’abîme. Par moments, Barthel se met à écrire l’histoire à la première personne du pluriel : Quelle chance, écrit-il, que Paul Wurth, « un des nôtres », ait participé à la l’élaboration de la convention exécutoire de l’Armistice.

Émile Mayrisch apparaît, lui, comme totalement dépassé par les événements, « faisant l’autruche » : « D’un homme sûr de son jugement, Mayrisch s’est métamorphosé en un pessimiste désappointé qui a l’air de ne plus savoir à quel saint se vouer ». Décidément, l’homme fort de l’Arbed n’a pas les faveurs de Barthel. « Mayrisch maîtrise à la perfection l’art de déléguer à autrui les besognes ingrates », note-t-il. En présidant à la formation du bloc de gauche (socialiste-libéral), il aurait commis une « erreur historique du point de vue patronal ». Mayrisch aurait « consommé l’énergie et les talents à se livrer à des prises de bec avec les cléricaux, au lieu d’entamer des réformes vraiment utiles ».

En 1918 tout est à réinventer. L’introduction du suffrage universel fait sauter le système des notables, alors que la défaite du Reich rend caducs les réseaux économiques avec l’Allemagne. Les libéraux perdent leur hégémonie politique au profit du parti catholique. (Un cycle qui se refermera exactement un siècle plus tard, lorsqu’à l’issue des législatives du 14 octobre 2018, le CSV finit par se rendre à l’évidence qu’il a bel et bien perdu la mainmise sur l’État.) La démocratisation, note Barthel avec un certain mépris social, aurait conduit la classe politique à céder au « chantage de la plèbe » et à « fayoter pour se faire la coqueluche des quartiers populaires ». La « fraction de l’Arbed », qui occupait un cinquième des mandats à la Chambre des députés, fond comme neige au soleil.

Ne contrôlant plus le jeu politique, les patrons doivent se reformer en lobby. Le choc initial sera l’introduction de la journée de huit heures à salaire égal. Barthel évoque « une prise de conscience collective chez les chefs d’entreprises qu’ils sont les victimes d’une classe ouvrière qui s’est [et ici l’historien reprend un long passage issu d’un rapport de la Chambre de commerce de 1920] ‘plongée avec délices dans l’oisiveté, les plaisirs immédiats et les jouissances faciles’ ». Barthel cite cette tirade moralisatrice sans la problématiser ; pas un mot sur la condition ouvrière, les injustices sociales, l’expérience de la faim durant la Grande Guerre.

Charles Barthel est dans son élément quand il quitte le terrain des luttes sociales pour entrer dans les salons feutrés des barons du fer. Il relate les savantes combines et doubles-jeux intriqués déployés par Mayrisch et Wurth pour s’accaparer les complexes industriels allemands dans le canton d’Esch. Les sidérurgistes luxembourgeois jouent la carte française pour se prémunir d’une mise à sac par les maîtres de forges wallons. Afin d’avancer leurs intérêts, ils n’hésitent pas à « manipuler » l’opinion publique en faveur d’un rattachement douanier à la France ; quitte à retarder une union économique avec la Belgique qu’ils savent inévitable.

Le livre donne également un aperçu des divisions internes du microcosme patronal. Barthel s’étonne de ce que les grands chefs de la sidérurgie n’aient pas été conviés à la première assemblée du nouveau lobby. Paul Wurth y expliquera qu’on voulait éviter la venue des industriels allemands dont on tente justement de se distancier aux yeux des Alliés. Mais, estime Barthel, les petits patrons se seraient foncièrement méfiés des barons du fer et de leur omnipuissance. « On sait qu’ils sont des touche-à-tout au penchant ergoteur, toujours empressés de faire prévaloir leur autorité. » Afin de ne pas rendre trop évidente la suprématie de l’Arbed, la Fedil veillera toujours à se doter d’un président non-issu de la sidérurgie. À l’opposé de la Chambre de commerce qui, d’Édouard Metz à Michel Wurth, en passant par Aloyse Meyer, Tony Neuman et Joseph Kinsch, reste dominée jusqu’à aujourd’hui par les cadres de la sidérurgie. Après la Seconde Guerre mondiale, les patrons de la sidérurgie renoncent définitivement à une représentation directe au Parlement. « Alors que l’Arbed étend son emprise sur l’économie, elle comprend qu’elle doit se désengager sur le plan politique », notait Gilbert Trausch dans la monographie publiée en 1993 par la Fedil.

Barthel nuance son discours antisyndical lorsqu’il évoque l’écrasement brutal de la grève de 1921 par les troupes d’occupation françaises, une « action peu glorieuse » selon lui. Or, il fait tout pour dédouaner les patrons luxembourgeois. Il « médite » la question – « sous réserve des conclusions d’une recherche méticuleuse qui reste à mener »– si la responsabilité de la répression ne serait pas « imputable à la harangue de résidents étrangers plutôt que de sujets autochtones ». Et de pointer – sans donner de preuves – en direction du directeur général de la Hadir, l’ancien chef militaire Gabriel Maugas, un Français. Cette interrogation l’amène à construire l’« hypothèse » d’une dichotomie entre patrons luxembourgeois et « hard liners » étrangers, « peu sensibles aux us et coutumes de leur pays d’accueil ».

Dans sa conclusion, Barthel finit par se réaligner sur le mainstream historiographique : Après 1921 vient le temps d’une « Fedil assagie », réorientée vers « une culture du consensus » et « l’élaboration pragmatique de compromis ». En 1993, Paul Margue, qui incarne l’historiographie chrétienne-sociale, avait le premier racconté l’histoire de l’organisation patronale sous le titre « la Fedil au service de la nation », adoptant une téléologie aboutissant au partenariat social. La « connivence sociale » aurait « maintenu le prestige du dirigeant d’entreprise sans verser dans l’ostentation du luxe », écrit Margue en bon catholique. S’il évoque les confrontations sociales des années 1917-1921, c’est comme égarements d’« esprits hardis et irréfléchis ». Après la défaite de 1921, tout rentre dans les voies ordonnées. « Les syndicats faisaient l’apprentissage de la modération, de l’opportunisme et de la revendication latente ». En 1936, les « esprits réalistes » parmi les patrons comprenaient qu’un rapprochement avec les syndicats valait mieux qu’une confrontation. Quinze ans après la cuisante défaite syndicale, Pierre Krier apparaîtra au patronat comme un interlocuteur « suffisamment accommodant ».

À lire Barthel, on ne penserait jamais que Pierre Krier, ce cattivo maestro de la période révolutionnaire de 1917-1921, deviendra le spiritus rector du « modèle tripartite », cette « clé de voûte conceptuelle d’une idéologie étatique nationale » (dixit l’historien Claude Wey). 1936 marque l’année où le monde ouvrier est intégré dans la nation luxembourgeoise. L’année suivante, Krier est nommé ministre du Travail. Il est l’un des architectes de l’alliance Parti de la droite (CSV)/Parti ouvrier (LSAP) qui structurera le paysage politique pour les décennies à venir. En 1944, à son retour d’exil, il sera l’un des principaux garants de la Restauration politique et sociale. Dans l’histoire contemporaine, Pierre Krier apparaît donc comme une des grandes figures staatserhaltend.

Bernard Thomas
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