Stil

Où en est votre nez ?

d'Lëtzebuerger Land du 18.10.2019

J’ai été victime, il y a quelques mois, d’une privation de deux de mes sens. Et deux sur cinq, croyez-moi, c’est énorme. Un virus de passage s’est confortablement logé dans mes sinus et, en plus de transformer ma tête en cocotte-minute, m’a ôté toute capacité olfactive.

Et soudain, je ne sentis plus rien.

Ni par mes narines, ni par mes papilles, devenues, d’un coup d’un seul, muettes elles aussi. Bien désemparée et surtout très désespérée, je n’avais, c’est bel et bien le cas de le dire, plus goût à rien. Pour me réconforter, mon cher et tendre a bien essayé de pallier cette disparition soudaine en usant de tous les adjectifs et comparaisons possibles pour tenter de me décrire, entre deux bouchées, les saveurs, senteurs et odeurs qui défilaient sous mon nez, notamment à l’heure du dîner. Reconnaissante de ses gentils efforts, mais passablement énervée de le voir saucer ses plats avec avidité tandis que j’en décelais tout juste la texture, je l’ai prié de cesser. Car peine perdue.

Avez-vous déjà tenté de décrire le goût ? « C’est frais, c’est relevé, c’est acidulé, c’est explosif et c’est raffiné, tu vois ce que je veux dire ? ». Merci. C’est bien beau tous ces mots. Mais le rendu auditif, aussi juste et chantant soit-il, ne sera jamais aussi percutant et gourmand que la saveur elle-même.

On peut alors tenter des comparaisons plus imagées : « La truffe, comment dire… ça a le goût de la terre, de la forêt, de l’humidité, tu comprends ? C’est comme un champignon mais plus boisé ». Bien essayé. On imagine le tableau, plutôt joli d’ailleurs, mais sincèrement, vous le percevez, vous, le goût de la truffe en lisant ça ?

Aussi réalisai-je la préciosité de mon odorat, si intimement lié à mon goût. Ce sens, que je considérais depuis toujours comme acquis à vie, m’était vital. Vital à ma bonne humeur, mon compagnon vous le confirmera, mais aussi à mon quotidien. À mon bien-être et à ma sécurité. Car comment déceler l’odeur de la fumée ou celle de la nourriture avariée si notre nez s’en est allé ? Heureusement pour moi – et pour mes proches – je retrouvai, quelques semaines plus tard, un odorat tout neuf et un goût plus affiné que jamais. Cette expérience m’ayant au passage délesté de quelques kilos, je profitais à nouveau pleinement des plaisirs de la vie et de la bouche.

Quand bien même l’automne s’installait sur le pays, avec son ciel gris, ses trottoirs humides et ses températures soudainement plus fraîches, mon petit monde redevenait tout d’un coup coloré. Jamais auparavant je n’avais tant apprécié les petits parfums du quotidien. J’ai dès lors mis mon nez partout et j’ai tout humé, encore et encore, au cas où ma tragique expérience venait un jour à se renouveler.

J’ai senti, à m’en droguer, le cou de mon enfant au réveil, la lessive dans mes draps tout frais, la menthe de mon thé fumant, l’écorce d’une orange, la cannelle sur une pomme chaude, le sweat-shirt de mon mari, ma bougie à la fleur d’oranger, la nature après la pluie, mon vin rouge préféré, le chocolat en train de fondre, l’eau de rose sur mon visage, le popcorn au cinéma, mon savon au muguet, le barbecue et le pain grillé, le café que je ne bois jamais et la fumée de cigarettes, quand bien même je ne fume pas. Autant de madeleines de Proust qui me renvoient à des instants de vie, à des voyages, des amours, à du réconfort, à des joies et des sourires. Des souvenirs qui me font vibrer, frémir, pleurer, rire. Qui me rendent tantôt nostalgique, mélancolique, heureuse ou pleine d’entrain.

J’aimerais, par ce récit anecdotique, et justement durant cette saison parfois bien terne, faite de mois brumeux et de journées grisâtres vous rendre attentifs à ces fragrances colorées qui s’échappent de votre quotidien et qui, trop souvent, échappent à votre attention. Retenez-les, ces odeurs, ces effluves de rien du tout. Collectez-les au fil de la journée, prenez le temps de les apprécier, de les reconnaître et laissez les émotions vous monter au nez.

Salomé Jeko
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