L’exposition Hors d’œuvre pointe les rapports ambivalents entre l’art contemporain et la nourriture

À boire et à manger

Vue sur l’installation de Puck Verkade
Photo: Cercle Cité
d'Lëtzebuerger Land du 10.11.2023

Les liens entre les arts visuels et la nourriture ne sont pas nouveaux. On a vu des buffets destinés aux dieux et déesses dans l’Antiquité égyptienne ou grecque, des natures mortes depuis les maîtres flamands du 17e siècle, des reliefs de repas sur les tables de Daniel Spoerri, des boîtes de soupe de Warhol, ou, plus près de nous, la Chocolate factory de Paul McCarthy. Consacrer une exposition à ces liens n’est pas bien nouveau non plus. Cookbook curatée par Nicolas Bourriaud à Montpellier en 2019 avait placé la barre bien haut.

Avec Hors d’œuvre, au Cercle Cité (jusqu’au 21 janvier), Anastasia Chaguidouline, directrice des lieux et commissaire de l’exposition, reprend donc une recette connue et l’agrémente à sa sauce. Elle instaure un dialogue entre des artistes de différentes générations issus du Luxembourg, du Benelux et de la Grande Région. Elle place aussi son exposition dans un contexte plus large, avec un parallèle avec All you can eat - L’homme et son alimentation qui se tient au Lëtzebuerg City Museum. « Avec les questions écologiques, la surconsommation, la production et la (dé)valorisation du travail, la nourriture est devenue un matériel dans l’art contemporain afin de mettre en lumière des sujets sociétaux critiques », annonce la présentation. L’exposition ne va pas tout à fait aussi loin que cette invitation, même si les questions de gaspillage, d’addiction, d’identité ou de jouissance sont bien présentes.

Une découverte d’abord, le travail de Jieun Lim : un néon blanc avec les mots Dried squid cold beer and peanuts en lettres majuscules. Ce texte provient d’un film coréen où un vendeur ambulant annonce le contenu de son trolley. Sorti de son contexte, la citation peut faire penser à une enseigne publicitaire, à une description conceptuelle façon Joseph Kosuth. La référence culinaire est à la fois évidente et intrigante. On y perçoit une spécificité très régionale, mais la traduction en anglais lui donne une portée plus large.

En face, la série de photographies Chewing in Venice 2 de Simone Decker, créée pour la Biennale de Venise de 1999, déroute et intrigue. Des chewing-gums géants envahissent-ils la Sérénissime ? L’artiste travaille en fait avec un angle de vue spécifique qui trompe littéralement le spectateur. Les notions d’échelle et de perspective sont brouillées. Elle explore ainsi la manière dont l’espace public est aménagé et occupé, les minuscules gommes deviennent les sculptures, des murs, des barricades. On peut analyser ces images comme une mise en garde par rapport à la pollution et aux déchets dans une ville qui croule sous le poids des touristes.

Un lien évident se tisse avec le travail vidéo de Bea de Visser. Blowup montre de très près des jeunes filles mâchant des chewing-gums et faisant des bulles, un rituel courant et en apparence innocent. Le gros plan engage le spectateur de manière plus intime et les images prennent des allures plus sexuées, soulignant la dualité entre l’ingénuité et la vulgarité dans l’image idéalisée des femmes.

On avait déjà apprécié le travail de Trixi Weis autour du sucre lors d’une exposition à Dudelange. Elle remet le couvert avec Sugar, une maison miniature réalisée en sucre, un clin d’œil à l’enfance et ses plaisirs qui finissent par devenir addictifs. Elle adopte aussi une démarche critique de la société occidentale à travers sa performance Economy class : Les verres fabriqués par l’artiste sont coupés en deux horizontalement et ne peuvent donc qu’être remplis à moitié. Le sucre est aussi mis en avant dans Sweet Country de Florence Haessler. Son triptyque rouge-blanc-bleu rappelle les couleurs du drapeau luxembourgeois, son pays d’adoption, tandis que les bonbons qui y sont peints avec hyperréalisme évoquent une sorte de passé idéal et figé. Alexandre Lavet rend lui aussi hommage à la ville qui l’accueille, Bruxelles. All the good times we spent together sont des imitations de canettes de bière, là aussi hyperréalistes. Mais là où Florence Haessler met en évidence la beauté plastique et brillante des emballages, Alexandre Lavet se moque de la consommation alcoolique lors des vernissages et laisse planer le doute quant à la réalité de ses œuvres, volontairement abandonnées au sol.

Monumentale et imposante, l’installation de Puck Verkade, Plague, mélange avec humour des sujets actuels tels que le féminisme et la conscience écologique. Un décor de frites en cartons encadre un écran vidéo où le film en stop motion s’amuse de la collision entre une femme au foyer et une mouche de plus en plus envahissante, dans une métamorphose digne de Kafka. Enfin, disséminées dans l’exposition les quatre peintures d’Ugo Li reprennent l’iconographie classique des banquets et des natures mortes. Son travail sur les perspectives, ses jeux de mots, ses motifs récurrents (chaises, verres de vin, parties de corps humain), rabat les cartes du rituel de la consommation de nourriture pour l’amener à un cadre plus personnel. On est comme suspendu à un moment, comme un plan de cinéma qui précède une catastrophe.

On reste un peu sur sa faim car on a vite fait le tour de l’exposition. Mais la sélection est cohérente et rend bien compte de la relation complexe entre l’homme et son alimentation d’un point de vue contemporain.

France Clarinval
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