Cannibales

Manger le désir...

d'Lëtzebuerger Land du 20.02.2015

Le sujet de la perte d’un enfant est un sujet terrible, terrifiant, difficile, ineffable. S’y attaquer en tant que créateur est un pari risqué, qui peut glisser sur des chemins tortueux. José Pliya, talentueux auteur d’une vingtaine de pièces traduites et créées sur les cinq continents, directeur de l’Artchipel, la scène nationale de la Guadeloupe, s’y attaque avec la pièce Cannibales, donnée au Théâtre national de Luxembourg les 12 et 13 février dernier, en coproduction avec le Théâtre 71 (scène nationale de Malakoff) et le théâtre du passage de Neuchâtel.

Un texte pointu, ardu, parfois gonflé d’un manque de simplicité, trop ornemental quand le sujet appellerait un ton peut-être plus retenu. Oui mais voilà. José Pliya a connu cette douleur. Celle de la perte d’un enfant ; plus exactement, celle d’un désir d’enfant jamais assouvi, car celui-ci n’aura pas pu voir le jour, pour tout un tas de raisons. Dès lors, il a puisé dans son expérience pour écrire un texte comme un « parcours initiatique », la quête d’une émancipation.

Pour dire cette douleur de son point de vue, d’un point de vue masculin, l’auteur explique avoir voulu donner son « expérience d’homme en partage à une femme, une femme à trois visages : Christine, Martine, Nicole », « convaincu qu’à un certain degré de malheur, peu importe qu’on soit homme ou femme, seul compte le puits sans fond de la souffrance. »

Incarnant ces trois visages, trois comédiennes formidables : Marja-Leena Junker (la comédienne et metteure en scène également directrice artistique du Théâtre du Centaure), Lara Suyeux, Claire Nebout. Trois âges, trois corps, trois regards très différents, tout à la fois drapés et un peu engoncés dans d’immenses et lourds manteaux, incongrus pour un printemps, géniales trouvailles de la créatrice des costumes Florie Vaslin. Sur scène, ces manteaux deviennent la métaphore d’une carapace dont ces femmes ont à se débarrasser. Elles ont à parcourir un chemin qui les mènera au-delà de la douleur.

Ces trois femmes, ces trois visages d’un même être en quelque sorte, constituent le « parcours initiatique » (…) à « trois niveaux d’expérimentation » comme l’explique l’auteur ; un dispositif qui crée une tension dramatique, un suspens intéressant, accentué par une mise en scène très épurée, tout juste appuyée par des jeux de lumières et de bruits de pluie, au loin. José Pliya joue habilement de ce suspens qui brouille les pistes, dévoilant au fil du texte un nouvel aspect de chaque personnage. Les masques tombent, les mots volent, le texte se fait de plus en plus cru. Il prend aussi un aspect dérangeant, car, en plus de tous les questionnements autour de la maternité ou de la non maternité (bonne / mauvaise mère, désir / rejet, culpabilité, etc...), il pose une question qui va au-delà de celle de la maternité : la disparition de « tout bien social sacralisé », qui confère un statut, donne une fierté.

Si cette assimilation de l’enfant – à un certain degré du texte – à un bien social pourrait choquer, à tout le moins bousculer, le spectateur, ce n’est finalement pas ce qui bouscule le plus dans cette pièce. Brillante, parfois ardue, l’écriture de José Pliya est indéniablement celle d’un auteur unique. Mais son opulence, sa forme précisément très écrite, peu orale, parvient par moment à désincarner les personnages. Quand la chute, terrible, tombe comme un couperet, il reste quelque chose de glaçant, qu’on a envie de repousser. Au fond, cette histoire d’enfant qu’on désire tant qu’on finit par l’ingurgiter s’achève sur une abstraction qui laisse en bouche une impression de « trop conceptuel ». Il manque de la chair à ces Cannibales...

Cannibales de José Pliya, mise en scène par l’auteur lui-même ; avec Marja-Leena Junker, Claire Nebout et Lara Suyeux, a été joué au Théâtre national ; pas d’autres représentations prévues.
Sarah Elkaïm
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