El Djoudour

Trait d’union méditerranéen

d'Lëtzebuerger Land du 06.02.2015

Dans la démarche d’autres artistes, chorégraphes ou non, Abou Lagraa, tout comme Akram Kahn revendique son attachement à ses racines et traite de l’identité et des origines. El Djoudour (les racines), création de 2013 dont la première a eu lieu à Aix-en-Provence en 2013 a été présentée pour deux représentations au Grand Théâtre de Luxembourg. Le chorégraphe réunit pour la troisième fois, des danseurs des deux compagnies dont il a la direction, l’une algérienne, l’autre française. Diversité, musicalité, physicalité, fragilité, individualité, chaque danseur a sa propre formation de danseur et sa spécialité hip-hop, locking, popping, breakdance, classique, contemporain… Le mélange des genres parvient à créer une universalité et gracilité au-delà des différences de parcours et d’enseignements fondamentaux initiaux. Lagraa tire partie de cette diversité et exige beaucoup des danseurs sur plus d’une heure de création sans interruption, avec peu de périodes de répit à l’exception d’une grande pause. Assise sur le devant de la scène, toute la troupe reprend littéralement son souffle en silence ou presque, car son temps de récupération cardiaque est mis en scène.

Visuellement, la combinaison du jeu des lumières de Nicolas Faucheux avec celui des danseurs est pertinente. Toutefois, l’un des tableaux lors duquel plusieurs danseurs effectuent des performances hip-hop en solo sur le devant de la scène aurait mérité une luminosité différente sur le fond de la scène. Dans la pénombre, au second plan, des corps se meuvent alors que le public ne peut les percevoir. Les éléments scéniques, terre, eau et structures métalliques, le tout assez dépouillé permet de se concentrer sur l’essentiel, l’urgence de danser. Il y a en effet tout au long de cette chorégraphie une sensation de tension ou d’équilibre à rechercher entre un certain calme et une urgence extrême à s’exprimer par la danse.

Le choix de la musique composée par Olivier Innocenti, performer sonore et professeur d’accordéon au Conservatoire, et les chants de la cantatrice Houria Aïchi, ambassadrice internationale du chant des femmes des Aurès, dotée d’une voix puissante et pure (célèbre notamment pour son interprétation dans la bande sonore du film de Bertolucci, un Thé au Sahara, mais aussi pour ses nombreuses collaborations avec de grands compositeurs), sont envoûtants. Par ailleurs, des sonorités métalliques, électroniques avec me semble-t-il des clins d’œil à Satie viennent ponctuer cette création. La frustration engendrée par la séparation des corps entre les hommes et les femmes donne lieu à une gamme de situations décrivant les rapports entre les deux. L’espace nu figurant la place publique structurée par des portants métalliques délimitant les espaces hommes/femmes permet rapidement de voir une superbe scène de provocation femmes/hommes à la manière d’une battle de danse. Fragilité et réalité au programme. Les danseurs même les plus virils apparaissent ou s’expriment tels quels fragiles et vulnérables.

Pas de costume, pas d’uniformité, des gabarits et physiques aux antipodes entre la Belle et la Bête lors de ce duo entre un danseur véritable colosse et une danseuse, petite poupée prise à bras le corps, soulevée, portée, tournoyée par son partenaire, véritable brute physique mais tendre. Tous solidaires dans leur danse, mais fondamentalement différents, ils dégagent une grande humanité dans leur danse les uns envers les autres. Abou Lagraa a déjà plus de 22 créations à son actif depuis 1998 et son succès a été immédiat. Il est artiste associé à la Maison de la danse de Lyon en 2015. Depuis la création de sa Compagnie La Baraka en1997, le travail par résidence pour développer les rencontres et les échanges s’est développé ainsi qu’un travail de sensibilisation auprès de diverses institutions pour partager le rôle de la danse et ses valeurs. Métissage et mixité, l’ambivalence entre féminité et masculinité subsiste. Après Nya en 2010 et Univers l’Afrique – Tribute to Nina Simone en 2012, le Ballet contemporain d’Alger a trouvé avec Nawal Ait Benalla-Lagraa, responsable pédagogique et Abou Lagraa, directeur artistique, deux artistes engagés et très doués.

Emmanuelle Ragot
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