L’emblématique banquier Carlo Thill livre son histoire et sa vision de l’économie locale

Le dernier des paternalistes

d'Lëtzebuerger Land du 18.10.2019

Carlo Thill a lâché l’an dernier la barre de la plus grande banque du Luxembourg, BGL. Remplacé par un Français, Geoffroy Bazin, il continue de siéger à son conseil d’administration aux côtés d’anciens grands pontes de l’actionnaire principal BNP Paribas. Carlo Thill traîne aujourd’hui sa légendaire moustache et son faux flegme dans les milieux entrepreneuriaux, notamment à la House of Startups et à la Lhoft, où on le voit parfois débarquer avec sa Harley. Arrivé en 1978 chez BGL comme stagiaire, au sortir d’études en économie à l’Université de Nancy, le banquier a gravi, plan de carrière en main, tous les échelons de l’institution pour finalement la guider pendant treize années aux portes de son centenaire. À sa direction il a vécu le dernier changement d’actionnariat en date, mais surtout la fin d’une ère bancaire. Carlo Thill représente un pan de l’histoire de la place financière. Son évocation suscite quelques réticences, notamment lorsque l’on aborde le recours aux structures offshore pour cacher les avoirs des clients en marge de la disparition du secret bancaire, des regrets, justement dans la résistance des banquiers au Zeitgeist, mais aussi une certaine fierté d’avoir mené le navire à bon port. Si la banque a perdu quelques éléments en route, elle n’a pas coulé avec son actionnaire Fortis en 2008 et a ensuite rapporté de confortables dividendes à ses propriétaires, BNP Paribas et l’État (lequel a tout de même déboursé 2,5 milliards d’euros pour la maintenir à flots). Pour préserver ces intérêts économiques, sociaux et politiques (lesquels sont intimement liés), on a du mal à tourner la page. À l’image de Carlo Thill, un peu. Nous le rencontrons ce lundi au café Interview, un lieu rétro fréquenté par les jeunes et les nostalgiques, au centre d’une capitale en pleine rénovation.

d’Land : Monsieur Thill, à 66 ans, vous rempilez pour trois années à la présidence de l’assureur Cardiff Lux Vie. Vous siégez aux conseils d’administration de la House of Start-up, de l’incubateur fintech, la Lhoft dont vous êtes le vice-président, et de BGL BNP Paribas. Qu’est ce qui vous fait encore courir ? - Carlo Thill : Pas les mandats en tout cas. Comme je suis membre du conseil de la banque et qu’elle est systémique, je suis limité (en vertu des règles européennes en la matière, ndlr). Ce qui m’arrange en fait. Revenir dans une situation où j’aurais une vie comme j’ai eu avant, pris tout le temps, non merci. Il y a autre chose dans la vie que le travail. Mais même si vous n’êtes plus dans la gestion journalière, il faut rester ouvert. Je plains les gens qui ne s’intéressent pas aux nouvelles technologies. À un moment ils seront perdus. Personnellement, j’ai tous les gadgets possibles. Mon épouse dit que je suis un geek.

Vous êtes et avez été lobbyiste, souhaitez vous passer à la politique ?

Les banquiers sont beaucoup plus attaqués et décriés qu’avant, mais il y a plus ingrat comme profession, c’est politicien.

Au cours de vos quatre décennies comme banquier chez BGL, quel changement relèveriez vous en premier lieu ?

On me dit que la digitalisation est une révolution. Oui je veux bien. Mais elle est différente de ce qu’on a vécu dans les années 1970. Là c’était la révolution en interne. Quand j’ai commencé, les opérateurs triaient les tickets de caisse : rouge c’était le débit, vert, le crédit. Puis lorsque les PC sont arrivés avec les imprimantes, les tickets sont passés au blanc. C’est un petit changement mais quand vous êtes habitués à mettre les tickets verts dans une caisse et les rouges dans une autre, qu’il n’y a plus de couleur, alors… il faut lire. En 1978, nous étions 70 universitaires sur 1 000 employés. Maintenant, nous n’embauchons quasiment plus qu’à ces niveaux.

Le technologique n’est pas anecdotique ?

L’informatique a fortement changé l’organisation. Le pouvoir est passé du back office au guichet, où les collaborateurs pouvaient tout faire eux même. Dans les années 1980, les employés ont pris le pouvoir avec l’automatisation. Maintenant, le banquier court derrière le client. C’est lui qui décide. Il veut un projet end-to-end, tout faire avec sa tablette où qu’il soit. La banque s’adapte, travaille sur les procédures de contrôle, par exemple en ajoutant de l’intelligence artificielle afin de détecter les anomalies.

Et quels changements dans l’environnement bancaire ont marqué le plus votre carrière ?

Quand Fortis a racheté BGL en 2000. Avant, même si la Générale de banque était toujours actionnaire de l’établissement, BGL jouissait d’une très grande indépendance.

Et la fin du secret bancaire, n’est pas selon vous un élément des plus importants ?

C’était quelque chose qui s’annonçait depuis le sommet de Feira (Portugal) en 2000. Peut-être que les banquiers de cette époque voulaient absolument préserver le secret bancaire. Avec du recul, on peut dire que c’était une erreur.

Pourquoi était-ce une erreur ?

Les attaques sur le Luxembourg sont venues après la crise lorsque les États, voisins surtout, ont eu des problèmes de budget. Ce serait mieux passé si on avait commencé notre nettoyage avant 2008.

Cela a fait une mauvaise publicité, mais qu’est-ce-que ça a concrètement couté aux banques au final ?

Difficile à dire. Aujourd’hui les avoirs sous gestion en banque privée, BGL et les autres banques actives en wealth management, continuent à croitre légèrement. Mais le modèle a changé. Avant vous aviez le dentiste belge et des marges beaucoup plus élevées.

Le prix du silence…

Entre autres oui, mais aussi parce que les montants étaient moins importants. Si les avoirs sous gestion moyens sont moins importants alors vous avez des marges plus élevées. Les marges se sont réduites de moitié au moins. Vous gagniez 1,2 ou 1,3 pour cent avant. Vous êtes à cinq ou six points de base aujourd’hui. Maintenant je crois qu’on peut dire qu’une banque privée avec moins de neuf milliards d’euros sous gestion n’est pas rentable. Avant vous étiez rentable avec trois milliards ou trois et demi.

Avez-vous attesté de l’arrivée d’une vague de clients fortunés, en provenance de France notamment pour BGL ?

Oui. Ce phénomène a également joué pour que les avoirs sous gestion restent stables ou augmentent légèrement. Mais il faut dire que des clients étrangers qui deviennent résidents, c’est très lourd comme gestion, du moins au début. Ce n’est pas parce qu’on devient résident que les fonds ne sont plus contrôlés. Le groupe BNP Paribas est très soucieux du risque, surtout en matière de réputation, on ne peut pas se permettre d’avoir des articles dans les journaux où on nous dit mêlés à tel ou tel client qui a des problèmes d’origine des fonds ou de blanchiment d’argent.

C’est pourtant arrivé, par exemple avec les fonds de Vladimiro Montesinos placés dans les coffres de BGL (ancien homme fort de l’autoritaire régime péruvien de Fujimori, condamné à quatre ans de prison le 4 octobre pour corruption et atteinte aux droits de l’Homme)…

Oui, mais ça c’est vieux… puis vous citez ce nom, mais vous n’en citerez pas beaucoup d’autres.

Est-il délicat pour un groupe bancaire français de conduire une activité au Luxembourg, notamment après la crise et au Luxembourg bashing qui a suivi ?

BNP Paribas opérait déjà à Luxembourg avant le rachat de BGL. Le groupe ne pouvait pas se permettre de ne pas avoir une banque non conforme aux règles internationales. L’État luxembourgeois (entré au capital en 2009 avec BNP, ndlr) non plus d’ailleurs. Je pense que nous avons été parmi les premiers, voire les premiers, à nous montrer intransigeants vis-à-vis de nos clients non résidents. Ce qui n’était pas évident. On parle de clients de vingt ou trente ans. Une relation de confiance s’était installée avec nos collaborateurs.

Malgré toutes les crises, vous êtes resté là, treize ans (de 2005 à 2018), inamovible, à la tête de la plus grande banque luxembourgeoise, une exception dans un tel secteur.

J’ai quand même soumis ma démission en 2008 pendant la crise. Mais elle n’a pas été acceptée. Je m’étais dit que les actionnaires voudraient peut-être renouveler la direction pour remettre la banque sur les rails ou la changer fondamentalement. J’ai dit que je ne voulais pas être un obstacle. À ces positions, on n’est peut être pas coupable, mais on est responsable. Le gouvernement, les syndicats et les collaborateurs, et ça m’a fait très plaisir, m’ont néanmoins demandé de rester. Il y a eu une forte période de flottement. En septembre, il y a eu un deal entre les États du Benelux et Fortis pour entrer dans le capital afin de sauver le groupe. Dans la semaine suivante, l’État néerlandais est sorti. Les États ne devaient pas rester éternellement actionnaires. Un accord a vite été conclu avec BNP Paribas pour qu’elle reprenne une partie du capital. L’idée des États était de rentrer dans les banques locales et pas au niveau du groupe. Il était impossible de vendre à l’électorat un investissement dans une holding de banque quelque part ailleurs. L’entrée dans le capital de BNP Paribas s’est faite en mai 2009, après le feu vert des tribunaux. Là on a dirigé la banque à deux, Éric Martin et moi-même.

La deuxième tête matérialisait le lien avec Paris…

Oui, c’est une raison. Pour le groupe, mettre quelqu’un de Paris c’était s’assurer que la banque entre dans le giron de BNP Paribas, avec ses procédures, les règles de gestion des risques, et cetera.

Vous-même êtes resté. Pourquoi ?

Pour apaiser les esprits. Maintenir la continuité.

Rassurer le gouvernement aussi ?

Je pense qu’effectivement l’État a joué son rôle. Sachant qu’Éric Martin était également country manager de BNP Paribas Luxembourg, donc assumait la responsabilité des autres entités (environ 1 500 personnes, ndlr) telles que le leasing Arval, les fonds d’investissements avec BPSS, l’assurance Cardiff … La banque (environ 2 400 employés) n’est qu’une partie des activités de BNP Paribas au Grand-Duché. On aurait pu craindre que ça ne marche pas, mais on a formé un bon tandem. Il n’y a eu aucune animosité entre nous deux. Il est rentré à Paris pour prendre la responsabilité de la conformité du groupe. J’ai pris la celle de toutes les activités ici.

Depuis votre départ en juin 2018, un Français seul, Geoffroy Bazin, a repris les rênes. Le signe que Paris reprend la main ?

Le groupe avait sélectionné plusieurs candidats, dont un Luxembourgeois. C’est un choix des actionnaires. Geoffroy Bazin avait plusieurs avantages. Il connaissait le Luxembourg, car il avait été en charge de l’activité fonds d’investissement puis il est devenu responsable de la Suisse. Il avait déjà l’expérience d’un portefeuille d’activités plus large.

Est-ce le signe que BNP se positionne pour reprendre les parts de la banque détenue par l’État (34 pour cent du capital) ?

Je ne pense pas que l’on puisse l’interpréter de cette façon. Et je ne peux pas me prononcer à la place de l’État. En tout cas, actuellement, tout va bien ainsi. Même si le FMI ou l’OCDE regardent ça (la participation publique dans des établissements bancaires privés, ndlr) avec beaucoup d’interrogations.

Si l’État sortait du capital, surgirait le risque que BNP fasse ce qu’elle veut ?

Il est vrai que compte tenu de la digitalisation (euphémisme pour automatisation, ndlr), du maintien dans un environnement de taux d’intérêts négatifs ou très bas, vous avez peu de perspectives d’augmenter très fortement vos revenus. Les banques doivent réduire leur personnel. Mais BNP a pris l’engagement de signer un pacte social avec les représentants du personnel concernant les pays domestiques : Belgique, France, Italie, Luxembourg. Il n’y aura pas de plan social.

Comment l’assurer ?

Dans ces pays, une grande partie de l’activité s’articule autour des agences, avec les particuliers. Vous réduisez la masse salariale avec un turnover naturel ou des plans de pré-retraite, sans licenciement. Parce que si je regarde BGL, elle a fortement réduit le nombre de collaborateurs depuis la fusion (environ 400 personnes, soit 8 pour cent des effectifs, ndlr).

Vous donnez l’air d’un patron paternaliste. Comment articulez vous conception sociale et vision d’affaires ?

Mes opinions ne sont pas toujours identiques à celles des entrepreneurs (comprendre de l’UEL, ndlr). J’ai une opposition plus nuancée par exemple vis-à-vis de l’indexation. Pour moi elle devrait être plafonnée. L’indexation bénéficie aux couches sociales qui ont moins d’argent et leur offre un certain filet. Je parle de quelqu’un qui travaille comme le monsieur là sur l’échafaudage (il désigne le chantier Hamilius, ndlr), dans un pays où le coût de la vie est élevé, sans l’indexation ce serait encore plus dur. Mais comme entreprise en période de crise l’indexation, c’est difficile à payer. Là il faudrait pouvoir faire une parenthèse.

Et que pensez vous des mesures sociales récemment prises par le gouvernement ?

Le congé parental apporte quelque chose. De plus en plus d’hommes prennent des congés parentaux. C’est le signe qu’il y a une demande. Mais tout ça a des coûts. Et deux jours de congé supplémentaires, le fallait il ? Ces mesures ont été trop radicales et trop rapides. Il fallait avoir une discussion plus globale sur le temps de travail et sur la digitalisation. Ici on donne et après on a une discussion. Mais on ne pourra plus donner ce qu’on a déjà donné. Ça rend les négociations très très difficiles.

Une baisse de l’imposition des sociétés dans le cadre de la réforme fiscale constituerait une contrepartie à vos yeux ?

C’est attendu oui. Il ne faut certainement pas venir au niveau irlandais. Il faudrait avoir un taux all-in, facilement communicable à l’étranger, surtout à un moment où les arrangements fiscaux ne sont presque plus possibles, sans devoir faire des artifices pour arriver… (il s’interrompt, ndlr) prendre l’Angleterre pour exemple (17 pour cent visés en avril 2020). On ne serait pas attaquable. On aurait les mêmes taux qu’un des grands.

Pierre Sorlut
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