I’m only human after all

d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2017

Lors des Assises du cinéma luxembourgeois, qui se sont déroulées au mois de novembre 2016, l’ensemble des corps de métier qui composent l’industrie du cinéma luxembourgeois, réunis sous l’ombrelle de leurs associations professionnelles respectives, se sont entretenus sur des pistes d’amélioration à adopter dans le futur. Actors.lu a dû customiser sa propre pancarte et inscrire au stylo le nom de l’association, afin de justifier l’existence de son corps de métier au sein du paysage cinématographique luxembourgeois. Six mois plus tard, et grâce à une agilité typiquement luxembourgeoise, dont une capacité d’adaptation et une réaction rapide est le nom, Hana Sofia Lopez et Luc Schiltz, deux acteurs luxembourgeois, incarnent une nouvelle visibilité de nos talents interprètes à la Croisette.

Le public luxembourgeois a pu entrevoir Sophia Lopez pour la première dans les sitcoms Weemseesdet et Comeback ou encore dans la telenovela portugaise Coração d’ouro, qui brasse un audimat non négligeable. Elle investira bientôt le grand écran sous le nom de Giulia Levati dans le prochain film de Marco Serafini, intitulé Toy gun et produit par Jesus Gonzalez (Calach Films). Luc Schiltz a à son tour incarné le rôle de Jules dans le film d’après-guerre Eng nei Zäit de Christophe Wagner, et vient d’endosser un autre rôle principal dans The Tourist, tourné au fin fond de l’Arctique, entouré d’acteurs locaux qui s’essaient au jeu pour la première fois devant la caméra-stylo de Jean-Louis Schuller.

« Le festival de Cannes est une plateforme internationale du cinéma, où le monde entier se donne rendez-vous. Pouvoir y participer une première fois est une source d’inspiration », confie Sophia Lopez. Avec son goût prononcé pour la dérision et l’humour décontracté qui en résulte, Luc Schiltz n’hésite pas à faire une analogie avec la foire agricole : « Cannes est devenu une tradition luxembourgeoise où les dossiers sont discutés en profondeur et de manière plus informelle que dans un bureau du Film Fund ou lors d’une réunion entre les associations. Les affaires sont conclues alors qu’on se sent à moitié en vacances, ce que je trouve un mélange intéressant. Tout le monde se retrouve au même endroit : les différents éleveurs essaient de trouver des bœufs pour monter leurs vaches. » Avec le jeune réalisateur Jérôme Weber, les deux acteurs ont eu la chance de bénéficier de la bourse annuelle du Film Fund qui leur a permis de découvrir un festival connu par les non-initiés avant tout pour ses stars. Car ce sont bel et bien les actrices et les acteurs de renom qui confèrent au festival de Cannes le glamour et les paillettes dont la prestigieuse montée des marches est le synonyme et l’emblème.

Derrière cette première fenêtre glamoureuse des stars présentes à Cannes, et sous la pointe de l’iceberg des 49 films retenus pour la programmation officielle parmi 1 930 œuvres vues par les sélectionneurs, se trouve la face cachée de l’industrie du cinéma. Elle se compose d’un marché avec 12 000 participants et près de 4 000 films et projets en cours. Pour la quinzième année consécutive, le pavillon luxembourgeois fait partie de ce village international. Il s’agit d’un vrai hub de rencontres pour non moins de 21 sociétés de production installées au Luxembourg, ainsi que d’un point de repère et d’un espace de discussion pour les producteurs, techniciens, scénaristes, réalisateurs et acteurs luxembourgeois. En présence du Grand-Duc héritier Guillaume et la Grande-Duchesse héritière Stéphanie de Luxembourg, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) a tenu un discours annuel qui laissait entrevoir une continuité rehaussée de quelques changements. Une modification du texte de loi pour mieux s’adapter à la nouvelle réalité de nos voisins, suite à quelques commentaires de la Commission européenne quant au système de points en vigueur au Luxembourg, est un premier point substantiel de ces changements. Bien qu’il s’agisse d’un dossier en cours qui n’est pas encore assez abouti pour faire une annonce publique détaillée, expliqua-t-il. « Le secteur audiovisuel se porte bien et je suis disposé à continuer à le faire évoluer notamment en adaptant le cadre législatif du mécanisme de soutien du Fonds pour qu’il puisse entièrement répondre aux besoins actuels et futurs de la profession », affirma celui qui est également ministre de la Culture, des Communications et des Médias.

Le futur du cinéma préoccupe également les sélectionneurs cannois : avec deux films produits par Netflix en compétition officielle, le pavillon de réalité virtuelle Next et l’œuvre-phare Carne y arena du réalisateur mexicain oscarisé Alejandro González Iñárritu, et photographié par le talentueux Emmanuel Lubezki, les nouveaux modes de diffusion ainsi que les dernières expérimentations techniques sont au rendez-vous. L’expérience kinétique et dynamique de l’installation d’Iñárritu se vit dans un hangar de l’aéroport Cannes-Mandelieu, à vingt kilomètres du centre-ville. Pieds nus dans le sable, un casque collé sur les yeux, le visiteur plonge dans un univers de réalité virtuelle dans lequel il est confronté à des situations glanées dans des entretiens avec des immigrés et des réfugiés venant d’Amérique centrale et du Mexique, qui essaient de traverser la frontière américaine.

Le Film Fund luxembourgeois n’est dans ce sens pas loin de la pointe de la technologie en lançant officiellement l’initiative Virtelio Award 2017, un concours international d’écriture pour films à 360° interactifs, initié par la start-up luxembourgeoise Realab (Fred Baus), en partenariat avec Julie Gayet, Mk2, et le Festival Paris Courts Devant. Le scénario sélectionné sera coproduit avec une société luxembourgeoise, qui utilisera le logiciel de création VR développé par Realab. « Ce projet novateur représente la parfaite symbiose entre la création artistique et les nouvelles technologies et fait partie des nombreuses nouvelles initiatives que le Fonds est en train de mettre en place pour s’adapter aux derniers développements technologiques », explique Guy Daleiden, le directeur du Film Fund.

La polémique autour du logiciel développé par une start-up luxembourgeoise, qui diffusera lors de la fête nationale luxembourgeoise une musique entièrement composée par des algorithmes, et se passant ainsi d’une présence humaine dans le processus de création, a été tempérée par le Premier ministre. Dans une lettre qui lui a été adressée par la Flac, la fédération luxembourgeoise des auteurs et compositeurs a mis en garde devant les dangers d’une confiance aveugle dans le futur, une plainte entendue par le Premier ministre Xavier Bettel, qui, à Cannes, s’est rallié à l’importance de l’être humain au cœur du processus créatif, même si les avancées technologiques ne sont certainement pas à négliger.

Dans ce sens, il est rassurant de savoir que le cinéma, en tant que vecteur de transmission d’histoires humaines, écrites et mises en œuvre par des êtres humains, reste au cœur des préoccupations du Film Fund. Car si le cinéma revêt une telle importance dans nos sociétés actuelles, qui vaut qu’on se batte pour cet art, c’est entre autres grâce à sa capacité de mise en garde devant des comportements humains déviants. Dans The Square, le film à vignettes du cinéaste suédois Ruben Östlund (Snow therapy, Play), qui vient de remporter la Palme d’or, et qui sera distribué par David Grumbach (Bac Films), c’est par le biais d’un rire libérateur provoqué par le comportement monomaniaque d’un directeur d’un musée d’art contemporain que cette mise en garde a lieu. Et puis n’oublions surtout pas la profonde humanité qu’arrive à véhiculer le cinéma dans ses plus belles tragédies. Cette année, les émotions douloureuses et sincères se sont retrouvées dans le film 120 battements par minute de Robin Campillo, qui a remporté le Grand prix du jury, et dans lequel s’entrelace un acte de résistance collectif et une histoire d’amour, non sans miroiter le processus de fabrication cinématographique.

Un amour partagé pour le son au cinéma se retrouve au cœur de la société luxembourgeoise Philophon, qui souffle ses dix bougies cette années. La direction tricéphale est assurée par Philippe Kohn, Michel Schillings et Carlo Thoss, des audiophiles qui se sont imposés comme une référence incontournable dans le paysage cinématographique luxembourgeois. Ayant pris le risque d’un investissement important, deux des associés ont marqué leur présence lors de la traditionnelle journée luxembourgeoise à Cannes pour rester à jour sur la direction dans laquelle le secteur va évoluer. Car à côté de leur auditorium installé au Filmland à Kehlen, qui demeurera l’avion de chasse dédié au son de cinéma, où le mixeur Michel Schillings est le plus souvent aux commandes, Philophon va déménager en automne à Bettembourg dans un nouveau studio, composé de deux salles de mixage et de huit salles de montage son et qui remplacera leur ancien quartier général de la rue de la montagne. Mais c’est avant tout le premier studio de bruitage que les professionnels attendent et qui sera inclus dans leur nouveau QG : « Après dix ans d’existence, nous maîtriserons finalement la chaîne de post-production sonore du début jusqu’à la fin. Le bruitage est le dernier maillon de la chaîne qui nous manquait jusqu’à aujourd’hui. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un investissement rapidement rentable, vu que les jours de bruitage sont toujours inférieurs aux périodes plus longues que les projets passent en montage son ou en mixage, il nous est important de pouvoir contrôler qualitativement cette étape cruciale de la post-production du son au Luxembourg », souligne Philippe Kohn, actuellement en tournage en tant qu’ingénieur du son sur le dernier long métrage de Markus Schleinzer en Autriche. Annuellement, les ondes sonores de huit à dix longs métrages sont modulées par l’équipe de Philophon, une société qui emploie désormais six personnes à temps plein, dont des mixeurs et des monteurs son de renom, ainsi que deux à six personnes en freelance, en fonction du nombre de projets. Être multilingue pour pouvoir répondre au maximum aux besoins des co-productions avec les pays avoisinants, devient de plus en plus une condition pour exercer correctement ces métiers au Luxembourg.

Si le cinéma autochtone, qui emploie un peu plus de mille personnes au Grand-Duché, est doté d’une puissance de feu financière considérable grâce aux aides étatiques du Film Fund, n’oublions pas que cela reste une économie fragile pour les créatifs en première ligne : « Les acteurs luxembourgeois obtiennent à 90 pour cent que des rôles de une à trois phrases dans les co-productions internationales, alors que beaucoup d’entre nous ont fait des écoles d’art dramatique étatiques et reconnues », explique Sophia Lopez. « Quand on a la chance de pouvoir sortir un film, on a une visibilité momentanée en tant qu’acteur. Mais c’est surtout le temps entre les projets qui est très long : mis à part l’intermittence du spectacle, qui est une aide sociale ponctuelle, il n’y a rien », ajoute Luc Schiltz. Ainsi, c’est l’entraide dans le rapport d’interdépendance entre producteurs, techniciens, scénaristes, réalisateurs et acteurs qui contribue à la force et à la qualité des films. Si les œuvres sont souvent le nom de nombreux sacrifices pour que l’art et l’émotion puisse naître à la fin, nos acteurs sont la pancarte de ces films vers le public. Préservons-les, car ils incarnent la fragilité des beaux châteaux de sable que l’ensemble du secteur se targue à faire naître.

L’auteur est réalisateur de cinéma (Eldorado, avec Loïc Tanson et Rui Abreu, Samsa, e.a.).

Thierry Besseling
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