Conséquences de la crise

La fin de l’architecture ?

d'Lëtzebuerger Land du 17.01.2014

Tous parlent pour raconter à quel point leur métier devient difficile1. Mais personne ne veut ou ne peut être cité – de peur des conséquences, notamment de la part des responsables d’administrations publiques, que cela pourrait avoir sur leur travail. Le métier d’architecte est une profession libérale payée par le client, ici : le maître d’ouvrage. Premier constat : de la part de l’administration publique, il y a un risque réel de népotisme et d’arbitraire. Des responsables d’administrations – ils sont peu nombreux – qui, à force d’avoir des pouvoirs de décision extraordinaires, sont devenus de « petits dictateurs » et peuvent décider de la vie ou de la mort d’un projet, voire même d’un bureau d’architecture. On en a entendu dire : « untel ne construira plus jamais pour nous ! » ou faire capoter un projet avec un seul avis négatif adressé à une commune maître d’ouvrage.

« Il doit rester possible de faire de l’architecture, malgré tout ! » lance une professionnelle pleine d’énergie. « Je suis même persuadée que malgré le carcan normatif, je dois pouvoir concevoir des bâtiments agréables à vivre, qui ne ressemblent pas forcément à des chaussons de santé ! » ajoute une autre. Ce que les architectes ont constaté ces dernières années, c’est un cadre normatif de plus en plus exigeant, qui suit les tendances sociétales et s’articule dans des textes législatifs contraignants. Avant de commencer à concevoir un bâtiment qui corresponde aux besoins du maître d’ouvrage, exprimés dans son programme de construction, il faut connaître ces textes : lois sur l’aménagement du territoire, sur l’aménagement communal, les différents plans sectoriels thématiques, le pacte logement, les textes sur les établissements classés, la protection de la nature, le développement durable...

Avant l’implantation d’une bâtisse, il faut savoir si c’est possible de le faire sur le terrain disponible, si la zone est constructible, ce que prévoient le plan d’aménagement général (PAG) et le règlement des bâtisses de la commune. Parfois, s’il s’agit de la construction de plusieurs maisons sur un même terrain ou d’une construction d’un volume plus important, commence alors la bataille du plan d’aménagement particulier (PAP) : plusieurs mois de développement selon les textes en vigueur, puis présentation à la commune, qui, même si elle est enthousiaste et vote pour le projet, doit l’envoyer pour avis au ministère de l’Intérieur. Où une « cellule d’évaluation » composée des deux ou trois fonctionnaires en charge, doit analyser le PAP et donner son avis. Sans avoir entendu les arguments pour tel choix d’implantation des bâtiments (plein sud, pente, calme...), et encore moins pour des choix esthétiques, ni eu le temps d’analyser la situation sur place, cette cellule donne son avis, souvent destructeur, et qui, même si, en théorie, il n’est pas contraignant, est souvent suivi par les communes, surtout les plus petites, Qui ne sont pas forcément outillées pour faire une contre-proposition et demandent donc à l’architecte d’adapter ses plans à cet avis.

« C’est foncièrement injuste : voilà des architectes fonctionnarisés qui n’ont souvent jamais dessiné un seul PAP eux-mêmes, qui gagnent trois fois plus que ce que nous pouvons gagner sur le marché libre et ont en plus la sécurité de l’emploi et qui nous imposent des heures et des heures de travail en plus ! » s’offusque un architecte. Car souvent, la moindre adaptation demande aussi l’aval des autres professionnels intervenant sur un projet : les ingénieurs, les conseillers énergétiques, l’administration de l’eau, le spécialiste de la statique... Autant de nouveaux frais de conception qui feront augmenter le prix de la construction. Sans parler de l’uniformisation formelle que le seul regard de deux ou trois personnes peut imposer.

Certes, personne ne conteste le bien-fondé des normes et des lois. C’est leur addition et, souvent, leurs contradictions, qui sont mises au pilori. Il y a cent ans, il y a cinquante ans encore, une fois que la famille avait réussi à acquérir un terrain ou une maison à rénover, elle y allait à construire ou retaper avec les moyens du bord, les matériaux disponibles ou qu’elle pouvait se payer. Ce n’est plus possible aujourd’hui, pour des raisons de coûts, liés aux normes. Comme celle d’isoler la maison de sorte qu’elle soit une classe B, d’ici quelques années même de classe A. Ce qui équivaut actuellement à une isolation de 25 centimètres d’épaisseur – c’est énorme, surtout en comparaison des six centimètres en vigueur il y a quelques années encore. 25 centimètres qui manqueront en volume dans les bâtiments, pour un promoteur qui construit des centaines, voire des milliers de mètres cubes, la perte est considérable. Et surtout, ce n’est pas forcément écologique, car les 25 centimètres sont souvent du polystyrène expansé, matériau on ne peut plus polluant dans sa production et, davantage encore, son élimination en cas de destruction du bâtiment. Mais c’est la nouvelle norme, comme d’autres termes – landmark ou townhouse en ce moment – marquent les règlements des concours d’architecture.

Souvent, nous dit un confrère, les textes législatifs, les règlements des concours ou les règlements des bâtisses se contredisent même – à eux de les mettre en parallèle et de s’adapter. En vue des élections législatives de 2013, l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI), l’organisation professionnelle des deux métiers, avait fait un relevé des problèmes de leur secteur et envoyé des recommandations aux partis. La plus impressionnante est celle concernant la simplification administrative : un groupe de travail de l’ordre a décelé 1 200 éléments concernant leurs professions qui déclenchent une procédure administrative – c’est énorme. L’OAI propose de les réduire de moitié en trois ans. Le travail de défrichage est en cours, en collaboration avec la Cellule de facilitation de l’urbanisme et de l’environnement, sous-section du département simplification administrative au ministère de l’Intérieur.

« Peut-être que les golden years, les années 1990 et 2000 nous ont pourris-gâtés ? », se demande un architecte : l’État investissait à tour de bras, le coût des constructions semblait secondaire, la demande du marché privé, que ce soit celle des particuliers ou des investisseurs, semblait insatiable, les prestations demandées à l’architecte beaucoup moins importantes qu’aujourd’hui... Toujours est-il que la crise semble désormais se faire sentir dans le secteur, que ses conséquences sur les bureaux d’architecture et leurs revenus deviennent palpables : lorsque beaucoup de projets publics de construction sont remis à plus tard, comme l’avait fait le précédent gouvernement, y compris certains qui furent déjà décidés par voie de concours et attribués, les architectes n’ont pas de revenus et doivent souvent licencier le personnel engagé pour ce projet spécifique.

« Après trente ans de métier, je me retrouve comme à mes débuts, à faire des transformations ou des constructions de maisons privées, » raconte un ancien, dont les seuls projets en cours sont des projets de logements pour particuliers. Mais le marché privé est aussi un marché difficile, surtout quand il faut travailler avec des gros promoteurs : « J’ai le sentiment d’être constamment dans un état de guerre, » le décrit un autre : eux aussi frappés par la crise, les clients sont souvent mauvais payeurs, retiennent les factures plus que de raison, puis les contestent, remettent en cause des prestations, envoient des plaintes d’avocats au moindre pépin... L’architecte doit alors s’adjoindre les conseils d’un juriste, ce qui, pour un petit bureau – la norme, au Luxembourg, est de cinq à dix employés par bureau –, constitue à nouveau une perte de temps et de moyens. Nombreux sont ceux qui constatent une régression de leur chiffre d’affaires et, partant, de leurs revenus à eux. « Je gagne moins aujourd’hui qu’il y a quelques années encore... »

Est-ce la fin de l’architecture pour autant ? Est-ce que les normes imposent cette uniformisation de notre environnement bâti qu’on constate actuellement (voir ci-contre) ou est-ce que ce ne serait pas plutôt le goût ambiant, correspondant au rêve de vie des Luxembourgeois ? Un nouveau Biedermeier écologique, en quelque sorte.

1 Cet article se base sur une demie douzaine d’entretiens avec des architectes, mais nous respectons leur demande d’anonymat.
josée hansen
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