Seule une agriculture biologique améliorée pourra nourrir durablement le monde

Le « bio » : du prototype au mainstream

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2016

Après avoir décrit l’empirisme aberrant des pratiques agricoles (d’Land, 30.10.2015) ainsi que l’institutionnalisation du droit de contaminer voire détruire l’humus (d’Land, 27.11.2015), nous discutons aujourd’hui les principaux défis relatifs aux diverses formes d’agriculture, d’élevage et de consommation susceptibles de nous nourrir durablement.

Les continents font 18 pour cent de la surface terrestre. La moitié sert comme substrat agricole. Quatre pour cent de la surface océane produisent nos poissons. Chacun des sept milliards de locataires dispose ainsi de 0,9 hectares de surfaces agricole et maritime utiles. Tout un chacun doit apprendre à se nourrir et à recycler ses déchets organiques sur cette étendue, y incluses les quotes-parts en eaux douces et océanes. D’après SOS Faim, l’empreinte alimentaire du Luxembourgeois moyen serait de 2,6 hectares. Sur leur site web chacun peut estimer sa propre empreinte (http://changeonsdemenu.lu).

Cette approche est figurative. Toutes les terres et toutes les eaux n’ont pas la même capacité biologique de production et de recyclage. Le climat varie fortement d’une région du monde à une autre et va changer. Le Luxembourg ne produira pourtant pas de tomates ni d’oranges ou d’olives à grande échelle. Si, pour des raisons de séquestration de carbone, de biodiversité et de paysage culturel et cultural, nous voulons préserver nos 65 000 hectares en prairies permanentes, nos éleveurs continueront à produire plus de lait et de viande bovine que nos bientôt 700 000 résidents en consommeront. Voilà pourquoi un échange régulier de produits agricoles entre régions du Sud et celles du Nord restera nécessaire.

À l’avenir, chaque région ne produira que les aliments selon les aptitudes et potentialités pédologiques, écologiques et climatiques naturelles données. Les Espagnols, par exemple, cesseront de produire du lait sur leur plateau central et leur bordure méditerranéenne dans des forteresses en béton armé où les vaches sont aspergées pour supporter la chaleur, où pratiquement tous les fourrages sont acheminés de loin, et le peu produit sur place est irrigué, chimiquement traité et artificiellement amendé. Les Flamands et les Néerlandais, de leur côté, cesseront de produire des légumes dans leurs énormes serres illuminées, chauffées, arrosées, traitées, amendées et enrichies en CO2. En moyenne trois cents (!) unités énergétiques y sont nécessaires pour en produire une sous forme de radis, carotte, salade, tomate, choux ou fruit frais. Ce sont les énergies fossiles trop bon marché qui rendent possibles ces deux pratiques.

Les défenseurs de ces procédés de production dits « hors-sol » prétendent minimiser le besoin en surfaces agricoles. Toute analyse correcte du cycle de vie de ces procédés montre que les surfaces prairiales et forestières totales nécessaires, ne fusse que pour séquestrer les immenses quantités de CO2 ainsi produites, sont énormes et rendent leurs arguments caduques. En revanche, toute serre locale, conduite exclusivement par et avec le soleil, est la bienvenue.

La bio-capacité des pâturages et terres arables, exprimée par la vitalité de l’humus, doit être maintenue, améliorée voire restaurée. À cette fin, tout épandage de pesticides qui tuent la microfaune et la microflore des sols, est à bannir. Nous devons passer à une intensification écologique, spécifiquement adaptée aux sols et climats respectifs de chaque région, sans aucun recours à la (bio)-chimie.

Cela signifie que les champs doivent restés couverts tout au long de l’année. Après chaque récolte le nouveau semis est à réaliser sans autre travail majeur du sol pour économiser de l’énergie. Le retournement mécanique des sols est très énergivore. Sans labour, la structure naturelle du sol est maintenue. Les vers de terre, champignons et bactéries ne sont point bousculés annuellement et peuvent continuer sans interruptions leur précieux travail de digestion des matières organiques restantes des cultures précédentes (brins, pailles, sous-semis, …) et des apports organiques (fumier, composts, lisier, purin, boues d’épuration, …).

Tant que les champs sont couverts, le sol se déshydrate moins, il reste plus chaud et il protège les nouvelles graines ou plants. À longue échéance, l’humus des sols ainsi intensifiés par voie naturelle améliore leur fertilité. La capacité de rétention des eaux de pluies s’accroit. L’érosion est minimisée. Les processus biologiques sont consolidés. C’est ce qu’on appelle l’intensification écologique. C’est tout sauf un retour en arrière. La jachère n’est plus nécessaire pour que le sol se remette. L’extensification de l’agriculture prêchée jadis n’est pas valable. Les adventices sont combattus par la concurrence des sortes et espèces nettement plus variées en plantes cultivées, aussi bien dans les cultures principales qu’intermédiaires, couvrant rapidement les champs. Les monocultures dans le temps (sans rotations des cultures) et dans l’espace (grandes étendues) appartiendront au passé.

À terme, toute forme d’agriculture et d’élevage doit pouvoir fonctionner sans énergies fossiles. La production très énergivore des engrais azotés de synthèse, le pillage des mines de phosphore, de manganèse et de potassium ainsi que le travail obligé des sols sont dépassés. Une agriculture dépendante des énergies fossiles n’est pas durable. Le flux des matières organiques, minérales et gazeuses – déchets et produits secondaires inclus – doit se faire cycliquement. Toutes les ressources organiques doivent être utilisées en cascades en minimisant à chaque saut les pertes énergétiques. Les produits finaux non contaminés sont à réintroduire dans le cycle. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.

La fermentation méthanique du maïs et d’autres plantes dites énergétiques, cultivées à grande échelle à cette fin, est absurde. Le maïs peut être cultivé pour récolter son grain destiné à l’alimentation humaine dans les régions favorables à sa culture. Il ne servira que modérément à l’alimentation animale et ne sera plus jamais jeté dans les cuves à fermentation. Seuls les déchets animaux, accessoirement les végétaux pétris et autres déchets verts ainsi que nos boues d’épuration sont à fermenter en biogaz en tant que dernier stade de transformation de la cascade alimentaire.

Notre alimentation doit s’adapter à la bio-capacité des surfaces agricoles disponibles. Le changement climatique constitue un défi majeur auquel nos manières de consommation et de productions doivent s’adapter dans un sens ou dans l’autre, en permanence, comme dans le passé. La capacité des plantes vertes à fixer le carbone issu du gaz carbonique (CO2) de l’air via la photosynthèse est à maximiser tout au long des pratiques culturales et dans la gestion des prairies, steppes et savanes. Ces dernières forment deux-tiers de la surface agricole aujourd’hui disponible. Seuls les ruminants peuvent transformer ces surfaces herbeuses en nourriture humaine.

Devons-nous alors consommer moins de viande ? Et si oui, lesquelles ? Les viandes dites blanches, issues des porcs, des veaux et des poulets, sont produites aujourd’hui à partir d’aliments directement consommables par l’homme/la femme. Ces céréales, ce maïs et ce soja sont produits quasi exclusivement sur nos meilleures terres arables. Voilà pourquoi, ces viandes blanches concurrencent à cent pour cent notre propre base alimentaire en légumes et en céréales. Les volailles et les porcs sont de par leur nature des omnivores que nous avons convertis en végétaliens depuis la crise de la vache folle. Toutes les viandes blanches ainsi produites sont à bannir de nos assiettes, si nous voulons rendre plus efficient le potentiel en surface agricole disponible. En revanche, la viande dite rouge produite à l’herbe par des ruminants comme les bovins, ovins, caprins, daims, mouflons, buffles, lamas, chameaux, …, n’entre point en concurrence avec nous. Nous ne pouvons digérer les herbes, trèfles, luzernes, feuilles, arbustes, foin ou pailles. Nous resterons le parasite du bœuf.

Mais attention ! La viande bovine finie à l’auge avec les mêmes ingrédients végétaux issus des meilleures terres arables – comme dans le cas des viandes blanches – est également à écarter de nos assiettes. Nos viandes rouges locales si fièrement labellisées en font malheureusement partie. Une viande rouge finie à l’herbe est meilleure pour la santé humaine que le lait et les produits laitiers générés majoritairement avec des fourrages concentrés d’ici et d’ailleurs. Dans les laits, produits laitiers et viandes issus de ruminants nourris essentiellement à base de céréales, de maïs et de soja prédominent les acides gras saturés. Dans les aliments issus de ruminants nourris communément à l’herbe et au foin, comme la plupart des animaux « bio », les acides gras insaturés prévalent sur les acides gras saturés avec un rapport nettement meilleur des Omega-3 au détriment des Omega-6.

L’agriculture et l’élevage engagent des procédés biotiques extrêmement complexes à tel point que nous, consommateurs, ne pouvons point réduire les impacts néfastes avec quelques gestes simplistes comme « limiter la consommation de viande, favoriser celle des produits locaux, manger bio et Fair-Trade, … ». Ces arguments sont basés sur des évidences plus ou moins ponctuelles, mais souvent erronées, si nous considérons les cycles complets de vie.

Nos connaissances approfondies en géologie, hydrologie, climatologie, pédologie, chimie-physique, (micro)-biologie et en médecine humaine et vétérinaire ne nous laissent aucun autre choix que de promouvoir une agriculture dite « biologique, organique ou écologique ». Les processus naturels doivent être intensifiés dans le sens succinctement décrit ici, et rendus à terme indépendants des énergies fossiles. Cette approche n’est pas négociable. Contaminer, éroder, ravager ou tuer un peu plus ou un peu moins ? Non ! La sincérité scientifique et notre honnêteté intellectuelle dictent tout simplement ces futurs impératifs de production et de consommations responsables.

Le « bio » doit lui aussi encore évoluer du prototype actuel vers des procédés minimisant davantage les besoins en énergie tout en auto-régénérant les besoins restants. Dans les productions porcines et des volailles la part des aliments à base de céréales, de maïs et de soja est à diminuer comme chez leurs collègues « conventionnels ». Promouvoir la consommation de viandes blanches « bio » augmente notre empreinte alimentaire. Les porcs et poulets « bio » croissent moins vite. Leur efficacité alimentaire est moindre. Ils ont besoin de plus d’aliments par kilo de croît vif. Néanmoins les aliments sont moins concentrés en protéines et en énergie, contenant nettement moins de soja et de maïs. Les qualités structurelles (pouvoir de rétention d’eau, finesse de mouture, persillé) et gustatives de ces viandes sont bien meilleures et – qui plus est – elles ne sont pratiquement pas contaminées.

Le travail du sol est à réduire. Les « bio » ont encore trop souvent recours à la charrue. La diversité des sortes culturales est à renforcer. L’intensification écologique est à dynamiser. Les connaissances des cycles sous-jacents de vie doivent être approfondies. À ce sujet, les « bio » devancent leurs collègues « conventionnels ». La formation au Lycée technique agricole est à orienter encore davantage dans ce sens.

Une étude récente vient de comparer les deux modes principaux de production agricole à partir des centaines de publications de tous les coins du monde sur les dernières quarante années. Le schéma synoptique en bas de cette page montre à la fois la complexité des évaluations et les plus-values du « bio » à son état actuel par rapport à l’agriculture conventionnelle (Reganold & Wachter : Organic agriculture in the twenty-first century, Washington State University, 2016).

Chez nous, le groupe de travail « Food » de l’initiative gouvernementale « La Troisième Révolution Industrielle » se penche actuellement sur l’avenir de l’agro-alimentaire au Luxembourg et la grande région : Comment l’Internet des objets (Internet of Things) et Big Data peuvent aider à conduire vers une agriculture durable, sans intrants de synthèse, sans énergies fossiles, sans détériorations de la nature et de notre environnement et sans risques pour nous-mêmes. L’économiste Jeremy Rifkin n’est certes pas un expert en agriculture, mais son équipe a bien saisi le besoin de changer fondamentalement et tout de suite de cap.

Aux deux premières réunions de ce groupe ne participèrent qu’une douzaine de consommateurs, d’agriculteurs, d’agronomes, de transformateurs et de fournisseurs. Les agriculteurs « conventionnels » présents ou représentés lamentaient comme d’habitude sur leur sort financier pitoyable et démantelaient toute idée nouvelle ou solution pratique innovante comme le « urban farming », les mouvements « transition » et la nécessaire intensification écologique. Gérée par la saisie exhaustive des flux des matières et le calcul des bilans « input – output », cette amplification rejoint bien le Big Data de Rifkin ainsi que l’Internet of Things pour garantir la transparence par l’information. L’agriculture « bio » est sur la bonne voie. Nonobstant le pain sur la planche, elle saura nourrir durablement le monde.

Jean Stoll est ingénieur agronome et ancien secrétaire général du Herdbuchverband. Jusqu’à son départ à la retraite en 2013, il était responsable pour la recherche et le développement auprès de Convis.
Jean Stoll
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