Les bourgmestres s’affichent à la Schueberfouer mais en oblitèrent la dimension politique

De l’écharpe au tablier

La journée des bourgmestres, mardi, derniers moments de détente avant  la rentrée
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2024

Le Luxembourg aime les traditions. S’il y en a bien une qui ratisse large, c’est la Schueberfouer. Et quand la mère de toutes les foires locales sonne la rentrée, tout le monde rapplique depuis Cannes ou Majorque, le Tyrol ou la Bretagne. Comme de coutume, l’ouverture officielle de la Fouer, vendredi dernier, a donné lieu à une bousculade médiatico-politique.

Il n’y a pas assez de place derrière le ruban lors de l’inauguration : tout le monde se serre pour apparaître sur les photos. Bien au centre, Lydie Polfer (DP) tient la main d’une enfant (la fille du chef du service de la circulation, selon nos informations). À ses côtés, les échevins Maurice Bauer (CSV) et Patrick Goldschmidt (DP) ont joué des coudes pour Eric Thill (DP). Le ministre de la Culture et du Tourisme apparaît au côté de la Bourgmestre sur plusieurs images, pour couper le ruban, donc, mais aussi pour un tour de piste sur le Bayernkurve et au restaurant autour du jambon et des brioches. Sur la photo, on reconnaît aussi d’autres élus de tous bords : Claudie Reyland (déi Gréng), Tom Weidig (ADR), Anne Kaiffer, Robert Philippart et Pascale Arend (DP) ou Émilie Constantini (CSV). Le ministre Serge Wilmes (CSV) n’a plus de mandat communal, mais il s’est positionné en bonne place, au premier rang. Au son de la Hämmelsmarsch, les accolades et les embrassades fusent. Sur les carrousels, les rivalités politiques sont suspendues et d’improbables coalitions se créent même parfois dans le wagon d’un manège ou une nacelle de la grande roue, le temps de lever les bras et de tourner en rond. Allégorie

La Schueberfouer est l’événement de la rentrée:  Il faut en être et s’y montrer. Preuve en est l’importante participation à la « Journée des bourgmestres » lors de laquelle ils endossent un nouveau rôle et servent les clients des restaurants de la foire. Cette année, 46 bourgmestres ont revêtu le tablier blanc que les forains leur fournissent. Certains en font un objet de collection car chacun est unique : Y est brodé le nom de la commune représentée, l’année civile et, symbolisée par des étoiles argentées et dorées, l’édition en cours, la 19e en 2024. Lydie Polfer n’a manqué aucune édition depuis qu’elle est redevenue bourgmestre en 2013. Elle confie au Land : « Je vais rechercher tous mes tabliers pour les donner au City musée ».

« Lors des premières journées des bourgmestres, en 2006 ou 2007, on invitait seulement les communes voisines, puis on a élargi à celles qui faisaient des efforts pour aider leurs habitants à venir à la Fouer, avec des navettes par exemple », rembobine Laurent Schwaller, chef du service des foires et marchés. Aujourd’hui, des invitations sont lancées à toutes les communes du pays. « Généralement, une trentaine de bourgmestres répondent présents. Cette année est un grand succès », se félicite Charles Hary, le président des forains. En 2023, année record, 55 élus s’étaient pressés pour tenir plateaux et assiettes. Superwahl Joer oblige, certains venaient d’être élus et beaucoup étaient candidats aux élections législatives.

Quelques-uns de ces bourgmestres sont devenus ministres et leur successeur étaient bien mardi à la foire. C’est le cas de Luc Feller à Mamer et de Christian Weis, renouvelant respectivement la présence de Gilles Roth et de Georges Mischo. Ce dernier a d’ailleurs conseillé à son successeur de porter des chaussures confortables pour affronter le service. En revanche, les nouveaux bourgmestres des communes de Léon Gloden (Grevenmacher) ou d’Eric Thill (Schieren) n’étaient pas présents.

Pour les forains, la journée des bourgmestres est une occasion en or de tourner les projecteurs sur leur événement : La presse est présente et les communes battent le rappel auprès de leurs administrés. Jacqueline Breuer (LSAP) a publié un avis sur le site et les réseaux sociaux de la commune de Sandweiler « pour que les habitants viennent me voir dans un cadre moins formel qu’à la mairie ». Mike Poiré profite de l’occasion pour inviter le personnel communal et les élus de sa commune de Mertzig, soit une quinzaine de personnes, « c’est faisable pour une petite commune ».

« Une telle journée permet aussi aux forains de nouer ou renforcer des contacts dans les communes où ils vont circuler pour les foires et kermesses le reste de l’année. C’est un moment de networking », détaille Steve Kayser, historien spécialiste des foires en général et de la Schueberfouer en particulier. Il souligne que, dès sa création, la Fouer a été liée au bon vouloir des puissants et de la politique. Il rappelle que ce fut d’abord un droit accordé par Jean l’Aveugle, Roi de Bohème et Comte de Luxembourg qui fonda la foire en 1340. Ce marché aux étoffes et, plus tard, aux bestiaux était protégé par une charte. C’est aussi une volonté politique qui installe durable l’événement sur le champ des Glacis en 1893. Après le démantèlement de la forteresse en 1867, cette place avait perdu son rôle militaire et la ville se développait vers le Limpertsberg. Steve Kayser nous apprend que le premier règlement communal fixant le cadre de la foire remonte à 1895. « On y précise les questions d’emplacement, de salubrité et d’ordre public ». Il poursuit le tour historique en pointant les années de guerre où la foire a été suspendue par les autorités politiques, en 1870, de 1914 à 1918, et en 1940. « De 1941 à 1943, elle a quand même eu lieu sous la houlette de l’occupant allemand qui voulait en faire un élément de la germanisation du Luxembourg ». L’absence de Schueberfouer en 2020 pour cause de pandémie de Covid est « évidemment une décision politique ». L’histoire des forains et des foires se plie aux décisions des pouvoirs publics, avec des autorisations, des revirements et de multiples aménagements.

De politique, il n’était pas vraiment question mardi à la journée des bourgmestre (qui est en fait une soirée). Quand ils se rassemblent pour la photo de groupe, on a plutôt l’impression d’une classe d’école qui se retrouve après les vacances. Avant qu’ils ne prennent leur poste, les forains leur offrent un verre, une collation et quelques tours de manège. Ça chahute un peu dans les rangs et quand la serveuse du Ponderosa demande si elle sert des petites ou des grandes bières, ça glousse et ça rigole pour obtenir le grand format.

Personne n’a envie de parler de politique ou de sujets qui fâchent. « C’est un moment de détente où on laisse la politique en arrière », pour Yves Kaiser (Kiischpelt) ; « les gens viennent pour s’amuser, pas pour parler politique », selon Fréd Ternes (Niederanven) ; « un moment convivial où l’on retrouve les collègues », considère Joe Nilles (Berdorf), « une fête populaire et une distraction avant la rentrée », pour Romain Kill (Dalheim). Pour la première participation, Georges Keipes, le bourgmestre de Clervaux s’attend à « renforcer les liens avec d’autres bourgmestres et profiter d’un moment sympa. » Également à son coup d’essai, Mandy Arendt, la bourgmestre de Colmar-Berg, espère « découvrir les coulisses et mieux comprendre le travail à la foire »

Ne pas faire de la politique, c’est aussi en faire comme le notait Dan Biancalana (LSAP), le bourgmestre de Dudelange : « La foire, c’est un moment de tradition. On parle de tout, donc aussi de politique, mais sans les étiquettes de parti, sans les hiérarchies, sans les temps de parole. C’est plus relax que lors d’un conseil communal. » Celui qui n’a manqué qu’une seule journée des bourgmestres depuis son élection en 2014, parce qu’il était en vacances, apprécie surtout le contact avec les clients et le fait de contribuer à un projet social. Le salaire que les maires auraient dû percevoir est en effet transformé en un don pour la Croix-Rouge Luxembourgeoise, 5 000 euros cette année.

La bourgmestre de la capitale est ici en terrain conquis. Elle se promène dans les allées comme dans son jardin, gratifiant tout le monde d’un sourire ou d’un salut de la main, confiant sa veste à un pompier de service et plaisantant avec les forains. Elle non plus ne veut pas considérer la foire comme un moment politique. « On fait la fête ensemble, sans questions partisanes », affirme Lydie Polfer. Elle en profite quand même pour lancer quelques messages pour apprécier « l’énorme travail des services de la Ville, avant, pendant et après ». Elle tient aussi à réaffirmer que la foire doit rester au Glacis : « la Schueberfouer peut avoir lieu dans un champ, je ne sais pas où, mais ce ne sera plus la Schueberfouer. » La bourgmestre souligne le côté fédérateur d’une « fête où tout le pays se reconnaît, qui ne touche pas seulement la Ville ». En montrant le brassard noir que tous les participants portent, elle ajoute que c’est aussi un moment collectif de recueillement pour rendre hommage à Max Hengel, bourgmestre de Wormeldange et député CSV décédé le 17 août dernier.

Juvénal, auteur des Satyres vers 100-125 écrivait (en latin, bien sûr, la traduction est celle de La Valterie en 1681) : « Le peuple qui faisait autrefois les empereurs, les consuls, les tribuns, ceux dont toutes les choses dépendaient, est trop heureux aujourd’hui d’avoir du pain, et il ne désire tout au plus que des spectacles ». Autrement dit, trop heureux de se divertir, le peuple ne se soucie plus de la vie de la cité et de la politique. Dans une société qui aspire à l’utopie du tout-loisir, et où l’image tient lieu de discours, la Schueberfouer qui s’insère entre les institutions financières voisine remplit parfaitement cette fonction. Après tout, « saltimbanque » et « banquier » partagent la même étymologie : les deux professions utilisaient un banc de foire. Les uns en font un instrument de spectacle, les autres s’en servent pour recevoir leurs clients.

France Clarinval
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