Le développement des arts numériques au Luxembourg

Accepter l’obsolescence

d'Lëtzebuerger Land du 19.05.2017

Définir ce qu’est l’art numérique est assurément tout aussi ardu que de définir l’art tout court. En développement depuis des décennies, les arts numériques sont, pour simplifier, des démarches artistiques en cohésion avec les avancées technologiques. Ils sont pluridisciplinaires, car de fait les arts numériques présentent cet aspect interactif qui allie le visuel au sonore. Dans un monde où l’immatériel a pris l’ascendant sur le matériel, d’aucuns diront que la destruction du support résulte d’un bien triste processus. Mais après tout, qu’est-ce qui différencie le peintre qui vous présente un tableau sur son chevalet, d’un designer qui vous tend son travail contenu dans une clé USB ? Assurément, la démarche est la même et n’en déplaise à ceux qui crient déjà à l’hérésie. En adéquation avec leur temps, les arts numériques se développent doucement au grand-duché, et ce, comme souvent, avec plus ou moins de succès.

En février dernier le festival Multiplica organisé aux Rotondes proposait une sélection d’œuvres et de spectacles, notamment Rise of the machines de l’artiste autochtone Steve Gerges, une installation de lumières chorégraphiées. 2 000 personnes avaient répondu à l’appel malgré l’intérêt encore limité du public Luxembourgeois. Yves Conrardy, responsable de la programmation, le conçoit. « Le Luxembourg est encore un désert. J’ai parlé récemment avec un ami du Canada qui est un paradis pour les arts numériques (le Québec est le théâtre chaque année du célèbre festival Elektra et de la Biennale internationale d’art numérique notamment, ndlr.). Si c’est le cas, c’est parce qu’ils ont des chercheurs, une véritable masse critique ». Si l’incompréhension de certains a été au rendez-vous c’est aussi à cause du côté faillible des prestations. Steph Meyers, directeur des Rotondes confirme : « Forcément il y a toujours des réfractaires à la culture et à l’art, mais pour ceux qui sont prêts à franchir le pas, il faut être prêt à concevoir le fait que les accidents arrivent ». Une panne de courant ou un câble débranché et la prestation est illico gelée, en somme une source de frustration pour les organisateurs, les artistes et forcément pour le public.

Toutefois, les incidents rendent la chose vivante, ce qui est donc un pied de nez aux détracteurs du genre qui dénoncent le manque d’humanité des œuvres numériques. Tandis qu’Yves Conrardy évoque l’aspect émotionnel, Steph Meyers rebondit sur l’aspect instinctif de la chose. « J’ai tendance à dire qu’une œuvre d’art est réussie lorsqu’elle fonctionne sur des enfants. En 2010 nous avons exposé une sculpture en métal, un thérémine en forme de diamant (Girl’s best friend de Marc Aragones et Gilles Sornette) qui n’était pas une œuvre numérique à proprement parler, mais qui reprenait ses attributs. Là, même les chiens réagissaient aux sons provoqués par l’œuvre ». Et alors qu’un chien aura du mal à s’émouvoir devant un tableau de maître, sans mauvais jeu de mots, le côté interactif d’une œuvre numérique le fera réagir.

Source d’émerveillement encore, les projections en plein air, video mapping sur des monuments, se sont développées au grand-duché au cours des derniers mois. Attraction décorative pour certains, véritable discipline artistique pour d’autres, à vous de trancher. En avril dernier le Château de Beaufort en a été le théâtre, ou encore en décembre dernier l’événement Luxembourg lights nights proposait des spectacles de sons et lumières dans la capitale, des travaux de Beryl Koltz, Sandy Flinto et Pierrick Grobéty, Melting Pol ou encore Steve Gerges. Ce dernier a été étonné par les réactions qui ont afflué. « Pour mes projections sur la Cité judiciaire, je me suis fait bombarder de messages, mon téléphone n’arrêtait pas de vibrer. Même des inconnus m’ont abordé, ils voulaient vraiment comprendre ». Steve Gerges reconnaît que ce mouvement n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière dans le pays, les raisons sont nombreuses, les contraintes se multiplient.

L’art numérique coûte cher, mais outre l’aspect financier de la chose, les facteurs sont nombreux pour expliquer la réticence qu’ont encore les institutions à proposer de l’art numérique. Des contraintes techniques déjà. La présence sur place de techniciens est souvent requise. Tout le problème du support, des droits d’auteurs, mais aussi celui de la conservation des œuvres. Jo Kox, président du Focuna (Fonds culturel national) en a pleine conscience. « Aujourd’hui pour une exposition Picasso par exemple, on va présenter une de ses œuvres, et pour le reste, des croquis, des tickets de caisse... Toutes les étapes de création ont été sauvegardées. Aujourd’hui les procédés sont perdus ». Imaginez une animation dans une ancienne version d’un logiciel d’infographie, illisible. « Pour certaines œuvres nous n’avons même plus les appareils pour les lire. C’est aussi le CNA qui aura pour mission de conserver et de convertir les œuvres. Mais cela coûte une fortune ». Cette année, le Focuna a tout de même proposé une résidence d’artiste en arts numériques au Bamhaus à Dommeldange, ainsi qu’une bourse en partenariat avec la BIL et la fondation Indépendance.

Yves Hoffmann, chargé de la communication de la BIL, explique l’origine du projet. « À la galerie L’indépendance (au siège de la BIL), on expose de la peinture en général. Là nous voulions lier le volet art au volet innovation ». Reconnaissant l’intérêt qu’ont les banques pour l’art numérique, il n’est pas sûr qu’elles soient pourtant prêtes à faire entrer des œuvres numériques dans leurs collections, à l’exception de la vidéo peut-être. Le problème de la vente des œuvres, et donc du support, est le même pour les particuliers. En novembre dernier, lors de la Luxembourg Art Week où Eric Schockmel présentait Macrostructure, des films d’animations sur deux écrans de télévision, nombreux ont été ceux qui ont demandé si les postes étaient inclus dans le prix.

En attendant, la bourse Indépendance a été accordée à l’unanimité à Laura Mannelli pour son projet The Promises of monsters. La lauréate, artiste/architecte Luxembourgeoise est elle aussi consciente des problématiques. « Il faut accepter l’éphémère, accepter l’obsolescence. Mes travaux sur la réalité virtuelle en 2011 sont déjà obsolètes », reconnaît-elle. En compagnie de toute une équipe, tous co-auteurs, elle présentera un important corpus de travail lors de la prochaine Triennale Jeune Création, qui aura lieu aux Rotondes et au Cercle Cité du 30 juin au 27 août. Near Dante experience, œuvre immersive inspirée de la Divine comédie de Dante. La bourse lui permettra donc de développer davantage ses projets. Selon Jo Kox, l’appréhension du public pour les prochaines expositions sera forcément particulière. Mais après tout, les gens « acceptent la numérisation de leurs comptes en banque, le download des musiques et des films », alors pourquoi pas la numérisation de l’art ?

Kévin Kroczek
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