Où sont passés la gauche et le centre-droit italiens ?

Italia anno zero ?

d'Lëtzebuerger Land du 16.03.2018

d’Land : En 2008, vous nous aviez accordé un entretien qui expliquait les capacités de rebondissement politique de Berlusconi, la montée de la Lega Nord et la crise interminable de la gauche italienne. Dix ans plus tard, et dix ans après la crise financière, quelle image de l’Italie renvoient ces élections ?

Marc Lazar : La grande nouveauté de ces élections, c’est que, ce que l’on avait l’habitude d’appeler « le centre-droit » devrait s’appeler maintenant « la droite italienne ». Le centre-droit c’était l’idée d’une alliance avec des gens supposés modérés, et paradoxalement c’était Silvio Berlusconi et son parti (Forza Italia) qui occupaient cet espace. À l’issue de ces élections, nous assistons à un processus de droitisation fondamentale de cette coalition. La Ligue qui était Ligue du Nord (Lega Nord) est devenue la Ligue (Lega) de Matteo Salvini. Elle est passée de quatre pour cent à près de 18 pour cent des voix. C’est un progrès spectaculaire au niveau national, en chiffre absolu comme en valeur relative, avec une percée réalisée dans le centre de l’Italie et une petite implantation dans le Sud (huit pour cent des voix). Le tout avec des thématiques très marquées à droite où les questions des migrants, celles de l’immigration régulière, et de l’immigration clandestine sont volontairement amalgamées. À cela s’ajoute la dénonciation de l’insécurité et la critique de l’Europe.

Et puis – on ne l’a pas assez souligné dans les commentaires – on observe aussi la progression de Fratelli d’Italia. Certes, cette liste demeure très minoritaire, mais elle a obtenu 4,35 pour cent des voix. C’est deux fois plus qu’en 2008. Cette formation est un parti post-fasciste qui d’une certaine façon a refusé l’aggiornamento et les transformations réalisées par Gianfranco Fini à la tête d’Alleanza Nazionale (1995-2009, ex-MSI 1946-1995). Avec la Lega et Fratelli d’Italia, on a donc un ensemble très consistant de près de 22 pour cent des voix contre 14 pour cent pour Forza Italia. C’est le plus mauvais score de toute l’histoire de Forza Italia, une histoire d’un quart de siècle maintenant. Silvio Berlusconi est apparu comme un leader usé. Ces élections marquent sans doute, cette fois-ci, sa véritable sortie de la scène politique. La question très importante que pose cette défaite de Berlusconi et de Forza Italia, c’est de savoir s’il y a encore un électorat modéré que l’on qualifiait jusqu’ici de centre-droit. On peut penser qu’il va y avoir un appel d’air de plus en plus fort en direction de la Lega donc vers une droitisation non seulement de l’offre politique italienne mais aussi de son électorat.

L’autre grande nouveauté de ces élections par rapport à 2008, c’est l’apparition et la victoire du Mouvement cinq étoiles (Movimento cinque stelle – M5S), une organisation que l’on a du mal à classer politiquement.

Le M5S est en effet le grand vainqueur de ces élections (plus de 32 pour cent des voix à la Chambre des députés et au Sénat). Il était déjà le premier parti politique en 2013, il avait dépassé de peu le Partito Democratico (PD), et sa progression en 2018 est tout à fait importante. Il gagne sept points de plus. C’est effectivement un mouvement très difficile à classer. On y trouve incontestablement une composante « populiste », au sens où ce mouvement promeut un leader particulièrement fort, qui considère qu’il y a un peuple uni contre une caste tout aussi unie, qu’il y a des solutions simples pour les problèmes et pas de problèmes complexes, que l’Europe, violemment critiquée auparavant mais bien moins durant la campagne, est la source de ces problèmes. Et, en même temps, du point de vue de ses propositions politiques, le M5S emprunte à la gauche classique en s’adressant aux plus pauvres, aux plus démunis, avec des revendications matérielles, presque de gauche « post-modernes », par exemple, « le revenu de citoyenneté » qui fait penser « au revenu universel d’existence » défendu par
Benoît Hamon en France, ainsi que des propositions écologiques. Il ne faut pas oublier que l’écologie est une part de l’identité originelle du M5S, qui est né de la question de l’environnement et de l’accès à l’eau publique. Et puis, on a aussi des thématiques qui ont été très dures contre l’immigration, quand bien même, dans ce cas, le mouvement a un peu changé.

L’originalité du M5S réside dans la combinaison de l’horizontalité par internet – puisque c’est un mouvement virtuel, il n’y a pas de siège matériel mais des plateformes numériques sur lesquelles les adhérents peuvent s’exprimer en particulier au sein de celle qui porte le nom emblématique de Rousseau en référence au philosophe Jean-Jacques Rousseau que l’on associe à la démocratie directe – et par ailleurs une verticalité. Car la propriété juridique de « la marque », pendant longtemps et jusqu’à une date très récente, a appartenu au comédien Beppe Grillo et à son compère Gianroberto Casaleggio (mort en avril 2016), mais l’autorité politique appartient désormais à Luigi Di Maio (31 ans). Depuis un an et demi, et sa désignation comme chef politique du mouvement en novembre 2017, Luigi di Maio a contribué à atténuer la dimension « anti-système » et protestataire du M5S. Il a cherché à lui donner progressivement une « dimension institutionnelle », en introduisant trois changements majeurs.

Le premier porte sur Di Maio lui-même. C’est un jeune leader de 31 ans qui montre sa différence avec Beppe Grillo, au-delà de son âge, jusque dans son hexis corporelle, et la manière dont il s’habille, en costume-cravate, parfaitement ajusté et élégant (il était vice-président de la Chambre des députés sortant). Il est aux antipodes de Beppe Grillo et de son côté débraillé qui incarnait dans sa rondeur et sa gestuelle, la rhétorique du « vaffa » ou « vaffanculo » (« va te faire foutre »).

Le deuxième changement porte sur l’esprit de responsabilité des candidats présentés par le M5S. Di Maio a beaucoup insisté sur cet aspect, en valorisant des personnes respectables et crédibles – experts, universitaires, chercheurs – susceptibles de participer à un gouvernement. Enfin, troisième changement, Di Maio accepte le principe d’alliance avec d’autres partis, rompant en cela avec « l’ADN » du mouvement, son esprit « tous pourris », et la campagne des élections de 2013 qualifiée de « Tsunami Tour ».

A t-on des indications précises concernant le profil géographique et sociologique des électeurs du M5S ?

Les résultats des élections montrent que ce parti, qui était le plus homogène dans la répartition nationale en 2013, continue d’avoir une présence sur tout le territoire. Mais ce qui a beaucoup changé, c’est le basculement de son épicentre électoral vers le Sud. La cartographie est édifiante. Là, ce qui a compté, c’est tout le discours sur le revenu de citoyenneté et la protection des plus démunis. Le Sud de l’Italie regroupe en effet des régions à l’abandon, qui connaissent une situation économique désastreuse, un chômage extraordinairement élevé notamment chez les jeunes, une pauvreté qui s’est encore plus diffusée qu’ailleurs, la reprise des migrations des méridionaux vers le Nord du pays et en dehors de l’Italie, une criminalité organisée qui progresse précisément sur ces bases là. Le M5S en a profité et est devenu l’expression d’un cri de douleur du Sud.

Toutes ces régions du Sud de l’Italie sont aussi les régions qui possèdent le taux d’abstention le plus élevés.

Oui, le Mezzogiorno est à la fois un point de force et de faiblesse du M5S car on sait que l’électorat du Sud est versatile. Il va à chaque fois vers celui qui peut lui garantir le plus de protection. Toujours est-il que la base fondamentale du M5S est désormais dans le Sud. Sociologiquement, les enquêtes montrent que le mouvement a percé dans les catégories les plus populaires et chez les jeunes. C’est une force pour le M5S qui était un mouvement « en mouvement ». Il veut se transmuer et sortir de sa posture « anti-système ». Va-t-il s’institutionnaliser progressivement ? Est-ce que cette institutionnalisation va être acceptée par ses électeurs et ses membres ? La question reste ouverte.

Les analyses du comportement des électeurs montrent qu’un bon tiers de ceux votant pour le M5S proviendrait du centre-gauche.

Effectivement une partie de l’électorat du M5S vient du PD d’où l’interrogation qui traverse ce parti sur l’opportunité de soutenir ou non un gouvernement avec le M5S. Mais ce dernier prend aussi des voix à la droite et il a eu un apport des abstentionnistes. Il est également très fort dans certaines régions au-delà du Sud, comme dans les Marches, il est même devant le PD, en Emilie-Romagne, dans les terres rouges historiques de l’ancien Parti communiste italien (27 pour cent des voix contre 26 pour cent au PD). Dans tous les cas, on ne peut pas classer le M5S dans la catégorie « mouvement de gauche », ce serait une profonde erreur. On peut aussi rappeler, même si tel père n’est pas obligatoirement tel fils, que les parents de Di Maio et de Alessandro Di Battista, autre figure du M5S, étaient responsables au sein du MSI (Movimento Sociale Italiano) le parti néofasciste de 1946 à 1995.

Il est vrai que le M5S est affilié au parlement européen au groupe ELDD (Europe, Libertés, Démocratie Directe) en compagnie du fameux Ukip britannique et d’une poignée de députés européens proches de la droite ou de l’extrême-droite. En 2008, vous terminiez l’entretien en pointant le divorce de la gauche italienne avec les catégories sociales qui l’avaient fait exister politiquement. Vous nous disiez alors que cette « question là, est une question décisive pour la gauche en Italie, comme en France et dans presque toute l’Europe ». Où est passée la gauche en Italie et même la gauche de la gauche ? De fragmentations en recomposition et décomposition, des héritiers de l’ancien PCI (Rifondazione comunista et Partito comunista italiano) appuyés sur le réseau des Centres sociaux de gauche et d’extrême-gauche ont tenté de s’allier dans une liste commune (Potere al popolo – Pouvoir au peuple) qui a récolté un pour cent des voix et zéro député. Rien n’existe à gauche en dehors d’un centre-gauche lequel semble avoir cessé de faire référence au « social », aux « ouvriers », aux « travailleurs », aux « salariés ». Peut-on dire que la gauche a disparu en Italie ?

Le communisme du point de vue des forces politiques, c’est fini. Peut-être reste-t-il encore des éléments de culture chez certaines personnes, certains intellectuels dans des petits groupes, en tous les cas, comme force politique, c’est totalement fini et un jour il faudra écrire l’histoire de cet effondrement, finalement assez rapide de ce puissant parti communiste italien.

Quand le PD nait en 2007, l’idée qui a été théorisée par ses fondateurs – je pense à Piero Fassino, Walter Veltroni – c’était justement de dire, « nous ne sommes ni un ancien parti communiste, ni même un parti socialiste ou social-démocrate, nous sommes le ‘parti démocrate’ et notre parti est un peu une expérimentation parce que aujourd’hui, ce qui compte en Europe, c’est le centre-gauche ».

Et le PD, depuis 2007, n’a connu que le déclin. Il avait obtenu un relativement bon score en 2008 avec Veltroni qui avait été battu par Berlusconi, puis il a décliné. 25,4 pour cent en 2013, 18 pour cent aujourd’hui. Il y a un échec du PD. Trente pour cent de l’électorat – 2,5 millions d’électeurs – ont été perdus en cinq ans. C’est considérable. Quand on regarde la cartographie électorale, on voit que le PD a pratiquement disparu dans le Sud et s’est affaibli dans le centre où se trouvent les fameux bastions historiques de la gauche. Le M5S et le centre-droit sont devant le PD en Emilie-Romagne (épicentre historique du communisme italien), et sans que cela profite aux petites formations communistes que vous évoquiez dans votre question, ni même à Liberi e Uguali (LU, Libres et égaux, alternative de gauche au centre-gauche) qui n’avait qu’un seul objectif à ces élections faire cinq à six pour cent et « taper » sur Renzi pour le marginaliser politiquement. Matteo Renzi est très mal politiquement mais LU c’est 3,5 pour cent... On peut supposer qu’il y a des électeurs du PD qui se sont abstenus. Mais c’est le M5S qui a été le réceptacle de la critique à la fois du PD et de Matteo Renzi. Oui il y a une profonde crise en Italie, du centre-gauche, de la gauche réformiste de type PD et de la gauche qui se voulait une vraie gauche. Et c’est un problème pour une démocratie.

La société ayant horreur du vide, ce qui frappe, c’est que les mouvements comme Podemos en Espagne, France Insoumise en France, le M5S en Italie, sont apparus récemment dans des pays catholiques d’Europe du sud, dans des pays où précisément les partis communistes étaient puissants et ont disparu.

Oui c’est intéressant ce que vous dites, les trois sont différents mais France Insoumise et Podemos qui viennent de la gauche n’arrêtent pas de dire aujourd’hui que le clivage gauche-droite est aussi fini.

Ils se « cinq-étoilisent » d’une certaine manière.

Oui, exactement, ils se « cinq-étoilisent ». Mélenchon n’arrête pas de dire que le vrai clivage c’est le peuple contre la caste. Il en est même arrivé à dire que la gauche, c’est un peu dépassé.

Listes

Chambre des députés

Sénat

Votes en %

Nbre de sièges

Votes en %

Nbre de sièges

Lega

17,37

122

17,63

58

Forza Italia

14,01

105

14,43

56

Fratelli d’Italia

4,35

31

4,26

16

Noi con l’Italia

1,3

4

1,19

5

Total centre-droit

37

262

37,49

135

 

M5S

32,68

225

32,22

112

 

PD

18,72

107

19,12

51

+Europa

2,55

2

2,36

1

Italia Europa Insieme

0,6

1

0,54

1

Civica Popolare

0,54

2

0,52

1

SVP-PATT

0,41

4

0,42

3

Total centre-gauche

22,85

116

22,99

57

 

LU

3,39

14

3,28

4

 

Autres listes

3,99

0

3,92

0

Fabrice Montebello
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